Au Fond Des Ténèbres
la laisser prendre la file dans le “couloir”, sinon ils auraient affaire à moi. Et puis j’ai été voir Stangl et je lui ai dit que je n’avais pas assez d’ouvriers dans mon atelier. Il m’en fallait d’autres. Il m’a dit que Wirth avait donné des ordres pour qu’on ne recrute plus. « “Il faut que tout y passe.” Mais je lui ai dit qu’il me fallait au moins une fille de plus ; à la fin il m’a dit “Bon Dieu alors…” et il m’a donné une décharge pour elle – pour montrer à Kuttner. Si on n’avait pas une note officielle de Stangl, alors, même si Küttner avait donné son accord pour garder quelqu’un que nous lui demandions, Franz sautait sur l’occasion pour refuser, simplement parce que tous les deux se haïssaient. Et voilà comment Broncha s’en est sortie. Elle a survécu, vous savez, elle est en Israël. »
« Plus tard, dans le courant de l’automne, a repris Richard Glazar, on nous a permis une coupure d’une demi-heure pour déjeuner, pendant laquelle nous pouvions parler. D’habitude chacun demandait à l’autre : “Qu’est-ce que tu as ‘organisé’ aujourd’hui ?” Et il était toujours question d’or, de monnaie et de nourriture. Au bout d’un moment, nous avons commencé à penser qu’il fallait faire quelque chose ; préparer un plan, résister. Mais le travail et la tension constante nous réduisaient à un état de fatigue effroyable, une telle fatigue, voyez-vous, qu’on se disait, à soi-même ou à des amis intimes : “Il faut réfléchir. Il faut projeter quelque chose”, mais nous ajoutions : “On verra ça demain, pas aujourd’hui. “ »
« Étions-nous devenus endurcis, insensibles à la souffrance, à l’horreur qui nous entouraient ? Bah ! on ne peut pas généraliser ; c’est comme dans la vie, dans chaque cas, les gens réagissent différemment. On peut je pense se forger une sorte de cuirasse, vivre dans une sorte d’engourdissement et les événements quotidiens et cauchemardesques deviennent une espèce de routine, et il faut des horreurs particulières pour nous réveiller, nous ramener à des sentiments normaux ; quelques fois, c’est à propos de personnes particulières, d’autres fois à propos d’événements particuliers.
« Il y a eu le jour où Edek est arrivé – c’était un garçon de quatorze ans, petit pour son âge. Peut-être est-il arrivé avec sa famille ou seul, je ne sais pas ; quand il est descendu du train, debout sur la rampe, on ne voyait de lui que sa tête et ses chaussures ; entre les deux, il y avait l’accordéon qu’il avait apporté et il n’avait rien d’autre. Un SS l’a vu et lui a dit : “Viens, viens” et à partir de ce jour, il a joué pour eux. Ils ont fait de lui une sorte de mascotte ; il jouait partout, à toute heure et souvent la nuit au mess. Et à peu près au même moment est arrivé un célèbre chanteur d’opéra – un jeune de Varsovie – et quelqu’un a attiré l’attention du SS sur lui et lui aussi a été sorti. Peu de temps après, les feux ont commencé. Nous les avons vus pour la première fois en décembre, une nuit, à travers la fenêtre à barreaux de la baraque ; les flammes s’élevaient haut, très haut au-dessus du camp, des flammes de toutes les couleurs : rouges, orange, bleues, vertes, violettes. Et dans le silence du camp, sous la lumière terrible des flammes, on n’entendait rien sauf le petit Edek à son accordéon et le jeune ténor chantant Eli Eli.
« Robert Altschuh a dit un peu plus tard cette nuit-là – et c’était la première fois que nous avons vu ça sous ce jour : “Ils cherchent des moyens pour effacer les traces ; ils brûlent les cadavres. Mais ils ne vont pas trouver ça si facile – même un seul corps ça brûle mal, alors des centaines de milliers de corps…”
« Cette nuit-là, voyez-vous, d’un côté nous nous étions laissé submerger par l’émotion due à cet “événement spécial” – les feux. Mais quelques minutes plus tard, ça s’est trouvé comme effacé – et peut-être délibérément, sans que nous nous en soyons rendu compte – par la remarque scientifique de Robert sur la difficulté de brûler des centaines de milliers de corps. Il avait un tas d’idées là-dessus, il nous a fait l’analyse du corps humain, ce qui brûlait et ce qui ne brûlait pas ; ce qui serait le plus facile et le plus difficile à brûler. Et nous l’avons écouté, je
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