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Au Fond Des Ténèbres

Au Fond Des Ténèbres

Titel: Au Fond Des Ténèbres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gitta Sereny
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j’aie ordonné la construction de cette fausse gare. »
    Vous m’avez parlé de votre routine, lui ai-je dit. Mais qu’est-ce que vous ressentiez ? Y avait-il quelque chose qui vous plaisait, qui vous semblait bon ?
    « Ce qui m’intéressait, c’était de découvrir les tricheurs, m’a-t-il répondu. Peu m’importait qui, je vous l’ai dit ; ma morale professionnelle disait que quand une faute était commise, il fallait la découvrir. C’était mon métier, j’aimais le faire, ça me satisfaisait. Eh oui, mon ambition portait là-dessus, je ne peux le nier. »
    Serait-il exact de dire que vous vous êtes habitué aux liquidations ?
    Il a réfléchi un moment. Puis il a dit, lentement et pensivement : « À dire vrai, on s’y habituait. »
    Il fallait des jours, des semaines ou des mois ?
    « Des mois. Il m’a fallu des mois avant de pouvoir en regarder un en face. Je refoulais tout ça en essayant de créer des aménagements : des jardins, de nouveaux baraquements, de nouvelles cuisines, du nouveau en tout ; coiffeurs, tailleurs, cordonniers, charpentiers. Il y avait des centaines de moyens de penser à autre chose. Je les ai tous utilisés. »
    Même ainsi, puisque vous ressentiez tout cela avec force, il y avait bien des moments, peut-être la nuit, dans le noir, où vous ne pouviez éviter d’y penser ?
    « En somme, la seule chose à faire, c’était de boire. Je me couchais avec un grand verre de brandy, chaque soir, et je buvais. »
    Je pense que vous éludez ma question.
    « Non je ne le fais pas exprès. Bien sûr, les pensées venaient. Je les obligeais à partir. Je me forçais à me concentrer sur le travail, le travail et encore le travail. »
    Serait-il exact de dire que vous en êtes venu à éprouver le sentiment que ce n’étaient pas réellement des êtres humains ?
    « Un jour au Brésil, des années plus tard, j’étais en déplacement, m’a-t-il dit d’un air profondément concentré, revivant de toute évidence, ce souvenir. Le train s’est arrêté à côté d’un abattoir. Le bétail dans les enclos, en entendant le train, a trotté jusqu’à la barrière et nous a fixés. Ils étaient tout près de ma fenêtre, serrés les uns contre les autres, ils me regardaient à travers la barrière. Et j’ai pensé alors : “Regarde, ça ne te rappelle pas la Pologne ? C’est comme ça que les gens regardaient, avec confiance, juste avant d’entrer dans les boîtes… “ »
    Je l’ai interrompu : Les boîtes, que voulez-vous dire ? mais il a continué, sans m’entendre, ou sans me répondre. « … après ça je n’ai plus jamais pu manger de conserves. Ces grands yeux… qui me regardaient… sans savoir qu’un instant plus tard ils seraient tous morts. » Il s’est arrêté. Il avait les traits tirés. À cet instant, il a paru vieux, fatigué et vrai.
    Donc vous ne les sentiez pas comme des êtres humains, n’est-ce pas ?
    Il a dit d’un ton neutre : « C’était une cargaison. Une cargaison. » Sa main s’est levée, puis est retombée en un geste de désespoir. Nous avions tous deux baissé la voix. Ce fut un des rares moments où, durant ces semaines d’entretien, il n’a fait aucun effort pour dissimuler son accablement, et son chagrin sans espoir suscitait un instant la sympathie.
    Quand pensez-vous que vous avez commencé à les considérer comme une cargaison ? La façon dont vous avez parlé au début du jour de votre arrivée à Treblinka, de l’horreur que vous avez ressentie devant les cadavres traînant partout, ce n’était pas une cargaison pour vous, à ce moment-là, non ?
    « Je crois que ça a commencé le jour où pour la première fois j’ai vu le Totenlager (camp de la mort) à Treblinka. Je me souviens de Wirth debout, à côté des fosses pleines de cadavres bleu-noir. Ça n’avait rien d’humain – ça ne pouvait pas l’être ; c’était une masse, une masse de chair pourrissante. Wirth m’a dit : “Qu’est-ce qu’on va faire de cette ordure ? “Je crois qu’inconsciemment c’est ça qui m’a poussé à les considérer comme une cargaison. »
    Il y avait tant d’enfants, est-ce qu’ils ne vous ont jamais fait penser aux vôtres, à ce que vous auriez ressenti à la place des parents ?
    « Non. » Il parlait très lentement. « Je ne peux pas dire que ça me soit venu à l’idée. » Il s’est arrêté, puis il a continué, toujours avec une gravité extrême et avec

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