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Au Fond Des Ténèbres

Au Fond Des Ténèbres

Titel: Au Fond Des Ténèbres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gitta Sereny
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cependant – c’est là sans doute l’aspect le plus complexe de ces événements épouvantables – au fur et à mesure que le temps passait, une sorte de lien effrayant se tissait entre eux. Ce lien que les nazis, je crois, percevaient et utilisaient au maximum, avait son origine dans l’incompatibilité entre les deux mondes de la juiverie européenne : l’Est et l’Ouest. Les Juifs de l’Ouest, généralement très cultivés, raffinés, se trouvaient confrontés à un effroyable conflit moral et sentimental : non seulement ils se voyaient identifiés par les Allemands avec les Juifs de Pologne orientale et de Russie ; mais, en outre, ils ressentaient en eux-mêmes l’obligation morale – aggravée du besoin affectif – d’assumer cette identification. Mais pour beaucoup d’entre eux c’était impossible ; être Juif était devenu affaire de religion, pas de race ; leur allégeance allait au pays de leur naissance, Tchécoslovaquie, Hongrie, Autriche, Hollande, France, et même Allemagne. Et ainsi, tragiquement, il leur était presque plus facile de s’identifier aux Allemands dont la manière de vivre était si proche de la leur, qu’à la multitude de Juifs « différents » que beaucoup d’entre eux découvraient alors pour la première fois de leur vie.
    Les centaines de milliers de Juifs de l’Est qui, tant par choix que par nécessité, avaient toujours vécu à part du courant général de la population, se sentaient exclusivement juifs. Leurs sentiments religieux, raciaux et nationaux se fondaient dans cette identité unique ; c’est elle qui déterminait leur manière de vivre et toutes leurs fidélités et hors de là, il n’y avait rien sauf la peur : la peur traditionnelle et innée des pogroms qui avait été leur lot depuis des siècles.
    C’est cette peur, mêlée à une certaine dose de fatalisme devant la persécution raciale, qui creusait le fossé le plus large entre eux et les Juifs de l’Ouest ou assimilés qui connaissaient, théoriquement l’existence de ces pogroms haineux mais qui ne les avaient jamais subis. C’est la méconnaissance rétrospective de ce fatalisme – interprété comme une sorte de vœu de mort mystique – qui a conduit certains à considérer, par une déformation choquante, les victimes de la « solution finale » comme « des moutons qui allaient d’eux-mêmes à l’abattoir ».
    Le fait est qu’à l’époque, ni les Juifs de l’Est, ni les Juifs de l’Ouest ne pouvaient concevoir que ce qui paraissait leur arriver était vrai, et les nazis firent preuve d’une astuce terrifiante en appréhendant les différences essentielles entre les deux groupes ; « réussite » qu’on ne saurait guère attribuer à des hommes comme Stangl et Wirth, mais qui fut probablement le fait de Heydrich ou des chefs « médicaux » de T4 – les psychiatres Heyde et Nitsche. Ils ont perçu chez les Juifs de l’Ouest la capacité de saisir, individuellement, la monstrueuse vérité et individuellement, d’y résister, et ils ont donné des instructions en conséquence pour que tout soit mis en œuvre afin de les tromper et de les rassurer jusqu’à ce que, nus, par rangs de cinq et courant sous le fouet, ils soient devenus incapables d’opposition.
    Ils avaient compris également que ces précautions étaient inutiles avec les Juifs de l’Est qui – dans une certaine mesure – s’attendaient à la terreur. Il suffisait ici de créer une hystérie générale. « Ils arrivaient et ils étaient morts dans les deux heures », a dit Stangl. Et ces deux heures étaient remplies d’une telle masse de violence si soigneusement combinée qu’elle dérobait à ces centaines de milliers d’êtres humains toute chance de reprendre souffle un instant ou de réfléchir.

8
    À la Noël 1942, Stangl ordonna la construction d’un semblant de gare de chemin de fer. Une pendule (avec des chiffres peints et des aiguilles qui ne bougeaient jamais mais on supposait que personne ne le remarquerait), des guichets, divers horaires sur des panneaux et des flèches indiquant les différentes directions « Varsovie » « Wolwonoce » « Bialystock » étaient peints sur la façade des baraquements de « triage » ; tout cela pour endormir les soupçons des arrivants dont un nombre croissant provenait de l’Ouest et qui croyaient atteindre un authentique camp de transit. « Il est possible, a reconnu Stangl, lors de son procès, que

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