Au Fond Des Ténèbres
jour-là : ce qu’étaient ces gens, le degré de leur maladie ; qu’il fallait quatre certificats de docteurs pour qu’on puisse les mettre à mort. Je n’ai jamais su exactement de quelle façon on les tuait – en Pologne non plus, je me suis imaginé qu’on les rassemblait et qu’on faisait exploser une bombe à gaz. Je pensais qu’à Hartheim on leur faisait des piqûres. Mais je me suis souvent figuré ce que j’aurais éprouvé si j’avais eu un bébé aussi affreusement anormal ; je sais que je l’aurais aimé autant et peut-être plus que mes enfants normaux, et pourtant… non, en toute honnêteté, je ne peux pas dire que Hartheim me faisait une aussi pénible impression.
« Peu de temps après cette conversation avec Paul, j’ai demandé une journée de congé à mon patron et je suis allée au procès de Hartheim. J’ai eu la chance de tomber sur le témoignage d’un homme qui avait été chauffeur à Hartheim ; son nom était Hartl, je crois, ou Höldl [le même Höldl sans doute qui, d’après Stangl, le conduisit à Trieste] ; je me souviens qu’il lui manquait un doigt. Quelqu’un, l’un des procureurs je pense, lui a demandé : “Et Franz Stangl ? Que faisait-il à Hartheim ?” Et il a répondu : “Il n’avait rien à faire avec les exécutions ; il n’était responsable que des questions de police.” « Je ne peux pas vous dire à quel point j’ai été soulagée. Après tout, c’est par pure coïncidence que je me trouvais au tribunal ce jour-là. Personne, même pas Paul, ne savait que j’étais là. Et voilà que cet homme le disculpait. J’ai été heureuse… » [Le fait que Frau Stangl puisse – aujourd’hui encore – se rappeler ce témoignage, et avec une telle netteté, est un indice supplémentaire chez elle de l’autodéfense de la pensée. Et cela bien que, dans le contexte des fonctions ultérieures de Stangl, qu’elle déplore sincèrement et dont elle a honte profondément, il n’y ait guère lieu de se demander si ce témoignage le disculpait ou non devant la cour de ce qu’il avait pu faire à Hartheim.]
« Mais ce chauffeur a écopé de quatre ans, vous savez, dit-elle. Alors je suis retournée voir Paul pour lui dire que ça ne pouvait pas durer. Je lui ai dit : “Si on donne quatre ans à ce chauffeur, qu’est-ce que tu auras, toi qui étais surintendant de police du lieu ?” Je lui ai dit de partir immédiatement. Nous avons mes économies et mes bijoux ai-je dit. Je pensais que ça suffirait au moins pour son départ. J’avais un cousin à Merano, je savais qu’il nous aiderait ; mes anciens employeurs de Florence, le duc et la duchesse de Corsini nous aideraient aussi, pensais-je. Paul a longtemps débattu et hésité. Il pensait qu’il devait rester. Mais finalement, je lui ai dit que je n’en pouvais plus ; que s’il ne s’en allait pas à l’étranger pour trouver du travail et nous faire vivre en nous envoyant de l’argent, nous n’avions plus qu’à mourir, les enfants et moi. J’ai dit que j’étais à bout de forces. Et il a fini par accepter.
« Non, je n’ai pas pensé un instant qu’il risquait une condamnation à mort. Pourquoi une telle condamnation ? Il n’avait tué personne. Treblinka ? Autant que j’ai su – que j’ai pu me donner de bonnes raisons et accepter tout au moins – à Treblinka non plus il n’a été responsable de rien, en dehors des valeurs et du ravitaillement. Non, il ne m’est jamais venu à l’idée qu’il courait ce danger-là. »
« Mais la justice ? ai-je demandé. N’avez-vous pas eu le sentiment que le “crime “ou, si vous préférez, le “péché” exige une sanction ? »
« À ce moment-là je ne pouvais penser qu’aux enfants. Mais de toute façon, voyez-vous, après cette expérience traumatisante que fut ma confession au prêtre, durant la période qui va de juillet 1944 au moment dont nous parlons, en 1948, j’en étais venue à me persuader que tout ce qui était arrivé, tout ce à quoi Paul s’était trouvé entraîné, ça faisait partie de la guerre… de cette abominable guerre. Et à présent, c’était fini. À Steyr, ma ville natale, il y avait un horrible établissement, une espèce de prison vraiment antédiluvienne ; et j’étais hantée par l’image de Paul enfermé là-dedans, languissant peut-être des années et des années dans ce… donjon, car c’en était un vraiment. Je ne pensais plus à Treblinka à
Weitere Kostenlose Bücher