Au Fond Des Ténèbres
trouvaient en présence d’un invraisemblable méli-mélo d’authentiques prisonniers de guerre, dont beaucoup étaient camouflés en civils et de personnes déplacées de toutes nationalités. Pour interpréter correctement les histoires qu’on leur racontait, il leur avait fallu littéralement des milliers d’enquêteurs soigneusement formés, bons polyglottes et très versés dans l’histoire politique européenne récente. Dans une situation aussi ardue, l’efficacité ne peut être obtenue à aucun niveau, quelque puissante que soit par ailleurs la volonté de faire régner la justice.
Quelques mois après la fin de la guerre est intervenue une contradiction supplémentaire due à un changement de situation non prévu et contre lequel on n’avait pu se prémunir. Les troupes combattantes furent assez vite relayées par le personnel d’occupation, c’est-à-dire des gens qui n’avaient pas découvert, comme les premiers arrivés, la réalité de l’occupation allemande dans les territoires où ils pénétraient. Ces hommes dans l’ensemble, avaient une attitude différente envers les Allemands, envers les autres Européens qu’ils fussent en Allemagne ou ailleurs et envers les personnes déplacées, qu’il s’agit de chrétiens, de juifs, de travailleurs forcés ou de prisonniers des camps de concentration. Naturellement, il y avait parmi eux quelques spécialistes – originaires d’Europe pour la plupart – parfaitement informés (compte tenu de leurs propres préjugés) et tout à fait capables de se montrer justes. Mais, dans l’ensemble, le personnel américain a très vite ressenti beaucoup plus de sympathie pour les Allemands que pour leurs victimes. À ces dernières, ils manifestaient souvent une condescendance qui frisait l’insolence et une défiance au sujet de leur honnêteté individuelle et collective qui amenait souvent (ce qui n’a rien de surprenant) des personnes déplacées parfaitement honorables à recourir aux conduites mêmes dont on les soupçonnait.
À la démoralisation des personnes déplacées s’est ajoutée, à mesure que passait le temps, « l’amoralisation » du personnel d’occupation dont, les trafics de cigarettes, de médicaments, de nourriture et de transports au marché noir ont pris très vite des proportions consternantes.
Le marécage moral autrichien était encore plus confus que l’allemand. Car les difficultés psychologiques rencontrées par les forces d’occupation se trouvaient accrues du fait que l’Autriche, pays manifestement ennemi durant la guerre, avait été déclarée « nation libérée » – succès triomphal pour les nazis autrichiens, qui causa une amère désillusion chez leurs anciennes victimes et une profonde désorientation dans les armées d’occupation.
Dans ces conditions, tous ceux qui désiraient tirer un voile sur leurs activités nazies n’ont pas eu de peine à le faire, et Stangl s’avérait n’être pas aussi naïf qu’il le paraissait en pensant qu’un sauf-conduit de dernière minute signé à Berlin, à Linz ou à Vienne pourrait le sauver. Et même en l’absence d’un papier de ce genre, il y avait toujours la confiance attendrissante accordée par les forces d’occupation à des questionnaires susceptibles d’être remplis par n’importe qui sachant tenir une plume, avec une malhonnêteté convenablement exprimée.
Dans une lettre qu’elle m’écrivait après nos conversations au Brésil, Frau Stangl note : « Je me rappelle maintenant qu’à l’automne de 1945 sont venus me voir deux hommes du CIG ; l’un était laid avec de mauvaises dents, l’autre très gentil. Celui qui était laid m’a dit : “J’ai connu votre mari à Lublin ; il a été à Sobibor et à Treblinka, j’ai fait un rapport sur lui ; c’est un homme mort !” Ils ont alors fouillé la maison, ils ont pris tout ce qui appartenait à mon mari et ils sont repartis. Ils savaient que mon mari était à Glasenbach – je suppose qu’ils étaient en quête de certaines preuves ; ne les ayant pas trouvées, ils sont repartis et je n’ai jamais plus entendu parler d’eux. »
Frau Stangl n’avait naturellement aucune raison d’inventer cet incident, ce qui semble indiquer, soit que des gens pouvaient se faire passer pour des fonctionnaires du CIC sans avoir d’ennuis, soit – pis encore – que les autorités américaines ou certains individus à leur service, savaient en 1945 qu’ils
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