Au Fond Des Ténèbres
saint homme qui, trois ans plus tôt, avait demandé au pape la permission de se donner la mort en signe de protestation contre les épreuves infligées au clergé et aux fidèles catholiques, le remercie dans cette lettre de lui avoir refusé cette permission. « Les trois dernières années, dit-il, m’ont persuadé que je ne suis pas digne de cette mort qui aurait eu moins de signification aux yeux de Dieu que la prière d’un enfant. »
Deux semaines plus tard, dans une autre lettre, l’archevêque remercie le pape pour deux lettres qu’il a reçues de lui entre-temps, l’une envoyée le 25 juillet, l’autre le 26 août, la première pour féliciter l’archevêque à l’occasion du cinquantième anniversaire de son entrée dans les ordres, la seconde pour compatir avec lui sur la souffrance des « pasteurs » dans son diocèse. Mais dans aucune de ces lettres le pape ne mentionne, fût-ce d’un seul mot, les souffrances du peuple russe sous la domination nazie, pas plus qu’il ne semble avoir répondu à la lettre du 29/31 août.
Le pape était convaincu – comme d’ailleurs l’avait été jusqu’à un certain point son prédécesseur Pie XI ( beaucoup plus critique, lui, néanmoins, à l’égard des nazis), que l’Allemagne hitlérienne représentait en Europe la principale ligne de défense contre le bolchevisme. Et cette conviction – que n’avait pas ébranlée la signature du pacte germano-soviétique, dans lequel son expérience diplomatique avait dû diagnostiquer une manœuvre pour occuper le terrain – a inspiré la plupart de ses actions et de ses abstentions durant les années de guerre.
La seconde motivation de la conduite du pape me semble avoir été la peur que les nazis n’envisagent de balayer d’Allemagne le catholicisme. En imposant des mesures restrictives aux Églises (à la fois protestantes et catholiques) et en s’efforçant de reconditionner l’esprit de la jeunesse (par la suppression d’écoles et de publications catholiques), ces derniers progressaient avec précaution mais ils progressaient. Et quoiqu’en fait très peu de prêtres allemands ou autrichiens et pas un seul prêtre catholique n’aient été arrêtés ou persécutés par les nazis dans toute l’Europe occidentale [94] (à la différence des ecclésiastiques polonais emprisonnés en grand nombre) les mesures prises à partir de 1934 indiquaient clairement la direction dans laquelle les nazis entendaient s’engager.
La gravité de la menace est illustrée de façon frappante par l’un des tout derniers (les quelque cinq cents ouvrages, rapports, pamphlets et documents que j’ai pu lire au cours des trois années qu’a duré la préparation de ce livre [95] .
Il contient un résumé d’une lettre de Martin Bormann au Dr. Meyer, gauleiter de Münster, datée du 6 juin 1941 ; lettre qui permet de pénétrer fort avant dans la compréhension du silence ultérieur de Pie XII devant les atrocités nazies, et qui justifie même en vérité quelques-unes de ses craintes les plus profondes.
Il en existe deux versions : l’une telle que Bormann l’écrivit d’abord, de sa propre initiative semble-t-il ; l’autre, telle qu’elle a paru (probablement à l’automne de 1941) sous forme d’une circulaire à tous les gauleiters. Les témoignages aux procès de Nuremberg ont montré que ces deux versions, qui diffèrent légèrement dans les termes, ont été finalement retirées de la circulation et qu’ordre fut donné de les détruire.
Il semble que ce qui ait servi de preuve devant le tribunal est une copie illégale de cette lettre tirée sous forme d’un tract à lancer par avion (Document de Nuremberg D. 75 [96] ).
La lettre s’intitule « Relations du national-socialisme avec la chrétienté ». C’est une analyse intelligente et attentive de tous les aspects du dogme chrétien, suivie de la recommandation d’abolir totalement les religions établies, fondée sur la logique, le patriotisme et une sorte de panthéisme susceptible de séduire les esprits flottants. C’est – autant que je sache – l’attaque la plus explicite contre le christianisme à laquelle se soit jamais livré un chef nazi (de fait, on a vu qu’elle fut jugée prématurée, et retirée de la circulation). Si secret et confidentiel qu’ait pu être le texte, il ne fait pas de doute qu’il parvint au Vatican. Sans aucun doute également, le Vatican savait déjà, longtemps avant
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