Au Fond Des Ténèbres

reconnaître un individu comme Stangl. On le savait bien. Il n’allait tout de même pas courir de risque ! Oui, évidemment, si Hudal a donné à Stangl et à d’autres comme lui le moyen d’éviter l’obligation d’une démarche personnelle dans nos bureaux – et manifestement il l’a évité – on ne peut pas ne pas conclure que Hudal savait qui étaient ces hommes, savait tout au moins qu’on les recherchait… Hudal a toujours été une personnalité très équivoque, dit-elle. Nous n’avions avec lui que des rapports administratifs. Personnellement je ne crois pas du tout qu’il ait été “un familier” du pape. »
    La même remarque m’a été faite par tous ceux à qui j’ai parlé à Rome. Le successeur de Hudal comme recteur de l’Anima, M gr  Weinbacher est la seule personne convaincue que l’évêque avait été un familier du pape. Toutefois étant donné qu’il connaissait Hudal depuis plus longtemps et mieux qu’aucun des autres, qu’il avait repris sa suite, son personnel et ses dossiers, on peut estimer qu’il était en position exceptionnelle pour se former une opinion. Il est possible également qu’il ait tiré cette opinion – peut-être erronée – non pas de ses dossiers mais des affirmations de l’évêque.
    « C’est un fait à coup sûr, a déclaré M me  Dupuis que Hudal avait aidé des gens – des gens différents – avant de se « spécialiser ». »
    Elle dit qu’au cours de cette période, ils ont établi jusqu’à cinq cents laissez-passer par jour. Ils n’ont jamais été considérés (par nous) comme des passeports, ils devaient procurer un moyen d’identification qui permettait du même coup à son détenteur de quitter l’Italie pour gagner son lieu de résidence suivant, et définitif, espérait-on. Ce qui était important, voyez-vous – non, vital  – à l’époque, c’était d’évacuer ces milliers de réfugiés, de briser ce goulet d’étranglement que Rome était devenue. L’Italie était aux prises avec d’énormes difficultés administratives et naturellement économiques qui lui étaient propres, et il était essentiel de maintenir cette population flottante en mouvement. Le laissez-passer était généralement valable six mois. Mais nous savions que certains les utilisaient beaucoup plus longtemps, en Amérique du Sud en particulier où ils ont été acceptés comme des quasi-passeports durant des années ; on les utilise même encore… Il y a eu aussi des cas, et plus peut-être que nous ne nous en sommes rendu compte, où ils ont été fabriqués de toutes pièces. »
    Elle se souvient avoir été convoquée à la police pour un cas de ce genre, en tant que déléguée intérimaire, le délégué étant en mission. « Quand je suis entrée dans le bureau, j’en ai aperçu quelques-uns sur la table, dit-elle ; j’ai pu voir à deux mètres de distance que c’étaient des faux. Non seulement ils étaient remplis autrement que les nôtres, mais ma signature était manifestement imitée. Donc, comme vous voyez, si aisé qu’il fût pour M gr  Hudal de se procurer ces documents, la possibilité demeure que, pour certains SS, les papiers aient été fabriqués. »
    J’ai demandé à M me  Dupuis si l’on suspectait à la Croix-Rouge quelques-uns de ceux auxquels étaient délivrés les laissez-passer.
    « Oui, naturellement, nous nous interrogions, dit-elle. Mais il n’y avait littéralement rien à faire. Les gens étaient si nombreux à avoir besoin d’aide ; les difficultés pratiques auxquelles nous nous heurtions dépassaient l’imagination. Après tout, nous étions une organisation d’entraide, pas des détectives. Pour finir, l’essentiel était de pourvoir au grand nombre de demandes légitimes… naturellement si l’on avait eu des sources de renseignements appropriées ainsi que du temps et du personnel à consacrer aux recherches, ou seulement pour réfléchir sur certains cas, on aurait fait des découvertes – nous en parlions souvent. Cependant nous posions toujours certaines questions, mais nous savions parfaitement que les réponses ne pouvaient être réellement vérifiées. Alors, quand des témoins étaient produits, n’importe qui venant corroborer ce que disait n’importe qui, et surtout – comme il est advenu à maintes reprises pour le genre d’individus dont vous parlez – quand les réponses étaient corroborées ou garanties par un ecclésiastique, on les