Au Fond Des Ténèbres
expliquer… ? »
Mais en quoi était-ce différent des conversations d’autrefois ?
« En quoi ? C’était comme… les mots lui manquaient. Avant nous étions des fonctionnaires et nous parlions comme des gens civilisés. À présent, avec l’arrivée de tous ces Piefkes (terme d’argot autrichien équivalent de Krauts) on se serait cru tout le temps dans un corps de garde. Et ceux à qui l’on parlait ainsi n’étaient pas des bandits ; c’étaient des gens que nous avions considérés, respectés. Et voilà que tout à coup… – de nouveau il eut l’air démonté –… ils étaient répugnants. Une fois, je me souviens ils parlaient du Dr. Berlinger, un de nos chefs avant l’Anschluss (il devait dire par la suite qu’il n’était pas sûr du nom) ; il avait été arrêté par eux et l’un d’eux racontait son interrogatoire… » Il s’interrompit, embarrassé.
Ils l’avaient frappé ?
Son regard se détourna. « Ils disaient en riant : “Il a pissé plein sa culotte”. » De nouveau il me fit face. « Le Dr. Berlinger, vous vous rendez compte… Je hais les Allemands. » Et tout à coup, il éclata. « À cause de ce qu’ils ont fait de moi. J’aurais dû me tuer en 1938. »
Il n’y avait rien de larmoyant dans le ton. C’était celui de la simple constatation.
« C’est alors que tout a commencé pour moi. Je dois reconnaître mes fautes. »
C’était le second jour de nos entretiens et ce fut la seule fois, presque jusqu’au dernier moment, où Stangl se reconnut personnellement coupable. Dans son esprit, les événements postérieurs de sa vie – que nous allions aborder – étaient indissociables de ces commencements. J’avais l’impression qu’en reconnaissant spontanément sa culpabilité, à propos des fautes relativement vénielles de ses débuts, c’était comme si son besoin de dire « Je suis coupable » n’allait pas pouvoir passer ses lèvres quand il serait question du meurtre de 400 000, 750 000, 900 000, 1 200 000 personnes (tous chiffres officiels et officieux et qui varient selon la source). Il s’efforçait donc de trouver un substitut à la faveur duquel il pût admettre sa culpabilité. Car, à moins d’être un monstre, aucun homme ayant réellement pris part à de tels événements (et non « simplement » organisé les choses de loin) ne peut concéder qu’il est coupable et, comme le remarquait le jeune gardien de prison de Düsseldorf « supporter de demeurer en vie ».
2
Est-il possible de comprendre un homme – et ses actes – sans tenir compte de son enfance, de sa jeunesse et de sa période adulte, des gens qui l’ont aimé ou non, de ceux qu’il a aimés ou dont il a eu besoin ? Stangl avait dit que « son seul souhait » était de se retrouver seul avec sa femme ; et la première fois qu’il avait pleuré du fond du cœur, ç’avait été au souvenir de leur premier désaccord sérieux, lorsqu’elle avait cru qu’il lui avait menti sur son appartenance au parti nazi « illégal ». Par la suite, chaque fois qu’il mentionnait sa femme (et ce n’était pas rare) des larmes de désespoir lui montaient aux yeux. La profondeur de son amour pour elle, de son besoin d’être aimé et approuvé par elle en retour ne pouvait pas être mise en doute ; aucun doute là-dessus : quoi qu’il ait pu devenir par la suite, il était capable d’amour.
Theresa Stangl est petite, blonde et attirante. Elle avait soixante-quatre ans quand je lui ai rendu visite au Brésil mais elle paraissait beaucoup plus jeune. Son visage s’était un peu empâté mais il était encore frais. Elle parle un allemand d’Autriche « de bon ton » plutôt que le langage familier de sa province. C’est le parler d’un collège de province nettement « au-dessus de l’ordinaire ». Ma première visite, le 7 octobre 1971, coïncidait avec son trente-sixième anniversaire de mariage, et la maison de Sao Bernardo do Campo, à trente kilomètres environ de Sao Paulo, était pleine de roses que ses enfants – trois filles – lui avaient offertes ce matin-là. Sao Bernardo est la cité de l’automobile au Brésil, un petit Détroit. Mercedes, Rolls Royce et bien d’autres entreprises sont là, mais surtout Volkswagen S.A., dont c’est la plus grande usine hors d’Allemagne et ou Stangl a travaillé pendant une partie du temps qu’il a passé au Brésil avant d’être capturé.
En dépit des riches
Weitere Kostenlose Bücher