Au Fond Des Ténèbres
devait avoir encore un peu d’argent, car la mère de Thea, voyant que sa fille était très douée, la mit au couvent chez les ursulines de Linz. « Je dois l’essentiel de mon éducation à ce pensionnat très fermé et à ma grand-mère, femme excessivement distinguée. » Il semble toutefois qu’elle n’ait pas poursuivi d’études dans cet établissement jusqu’à l’âge de l’examen de sortie, dix-huit ans. Car, à dix-sept ans, elle possédait déjà un brevet de l’école de commerce, avait un emploi de secrétaire aux usines d’automobiles Steyr et venait en aide à sa famille.
« L’hiver était très froid, raconte-t-elle, mon père était parti à un rendez-vous avec une de ses nombreuses petites amies. Je venais de m’acheter un anorak. Il est rentré de son équipée au milieu de la nuit et il a vu l’anorak accroché au portemanteau. Il s’est rendu compte que je ne lui avais pas donné tout mon argent. Il m’a tirée du lit en chemise de nuit, il m’a plaquée devant la fenêtre ouverte et m’a menacée avec une baïonnette qui lui servait toujours à faire l’imbécile. Par bonheur, j’ai eu si grand peur que je suis tombée par terre évanouie ; et il était tellement ivre qu’il ne tenait plus sur ses jambes. Il est passé par la fenêtre avec sa baïonnette et s’est blessé. Moi je me suis sauvée en chemise de nuit et j’ai couru dans la nuit glacée jusque chez les voisins, des cordonniers dont la fille était une amie d’école. Il a battu ma mère à ma place, elle était couverte de bleus. Je ne suis jamais retournée à la maison. J’ai loué une chambre à Steyr et j’ai continué à travailler jusqu’à vingt ans aux usines Steyr. En 1927, je suis allée à Vienne où j’ai trouvé du travail au bureau des brevets. J’étais folle de théâtre, tout mon argent passait en billets, aux dépens de la nourriture et des vêtements. Et je chantais dans la chorale de l’église.
« Des petits défauts ? Bien sûr, j’en avais, mais je ne m’en rends compte qu’aujourd’hui : à l’école j’étais fière d’être intelligente, d’avoir toujours les meilleures notes. Le professeur disait à ma mère : « Je ne peux pas la noter par rapport à la moyenne de la classe ; ça ne peut pas s’appliquer à elle. « Et puis, déjà quand j’étais à l’école, je chantais et je jouais la comédie. Ma mère me produisait partout. »
Heli, la sœur de Frau Stangl – Frau Helene Eidenböck, que je suis allée voir à Vienne en 1972 sans m’être fait annoncer – percevait parfaitement, elle aussi, les différences entre elle et sa sœur. C’est une femme pleine de charme et transparente à force de sincérité. Ses réponses à mes questions sont simples et directes ; il est évident qu’à l’époque, elle avait ressenti quelque amertume envers sa sœur – pour ne rien dire du mari de sa sœur – et elle ne l’a certainement pas oublié. Mais elle devait me dire un peu plus tard qu’elles sont plus proches l’une de l’autre à présent, plus intimes qu’elles n’ont jamais été.
Heli Eidenböck a été plusieurs années cuisinière dans un grand restaurant près de l’hôtel de ville de Vienne. Son mari – ingénieur en construction mécanique, relativement âgé, et qui est mort en 1968 – était juif. « Ma mère adorait Resl et mon frère aîné, dit-elle. Mes deux jeunes frères et moi nous entendions mieux avec notre père. En effet, il était peut-être un peu rude quelquefois avec Resl : je crois surtout qu’il en avait par-dessus la tête des châteaux en Espagne que ma mère n’arrêtait pas de bâtir à propos d’elle. Elle lui a donné tous les moyens qui nous étaient refusés à nous. Ma mère la trouvait si intelligente, si jolie. Vous savez qu’elle a été en pension dans un couvent. Elle est vraiment devenue tout à fait différente de nous autres. Nous n’avions rien à nous dire l’une à l’autre… »
« En 1928, après deux ans de Vienne, dit Frau Stangl, la crise a commencé et partout les gens étaient sacqués. Mais cela faisait quelque temps que je me disais que je devrais faire autre chose. Quelque chose qui me tiendrait à cœur, j’avais pensé au service social. Je me suis présentée à l’école de service social de Linz et ils ont pris des renseignements sur moi. Des gens de Linz ont dit qu’il fallait être fou pour me prendre dans cette école ; que je n’avais rien
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