Au Fond Des Ténèbres
dans la presse viennoise que Wiesenthal était à sa recherche. Quand l’affaire a éclaté pour de bon, de toute une semaine il n’a pour ainsi dire pas ouvert la bouche. Il était effondré ; je pense que c’était pire – encore pire – pour lui que pour moi, parce qu’il était là auprès de moi, il m’aimait et l’homme qu’on accusait de ces crimes épouvantables – épouvantables – était mon beau-frère… Il lisait les journaux et restait là, assis, à secouer la tête : “Tu ne peux pas vraiment comprendre, me disait-il. Imagine-toi que c’était ton gosse, ton bébé qu’on avait pris et qu’on lui fracasse la tête contre un mur. Ton enfant… Sous tes yeux…” Peut-être que je ne pouvais pas le ressentir comme lui, dit-elle à mi-voix, mais je sentais ; je sentais cette horreur dans tout mon corps. »
Son mari est mort en 1968. « Il a vécu juste assez dit-elle pour voir le début du procès. Il avait le cœur en mauvais état depuis douze ans, mais il n’avait plus eu une seule palpitation à partir du moment où nous nous étions connus. Et puis – ce jour de malheur – en montant l’escalier il est tombé juste à l’entrée de la maison. Il était mort. Ce jour-là, la lumière s’est éteinte pour moi. Nous avions eu dix ans.
« Seulement ! a-t-elle repris. Ça faisait une vie ; toute une vie pour moi. À présent, je vais au cimetière tous les trois ou quatre jours. Je reste un moment auprès de lui. Je pense à nos journées merveilleuses pleines de musique, pleines de sa bonté. Je vais voir sa fille tous les ans en Israël. Je ne peux toujours pas parler avec les garçons mais nous nous regardons en souriant, ça nous suffit. Il a aussi une cousine à Vienne – que je vois souvent. Vous voyez, il a veillé à ce que je ne sois plus seule. »
Je lui ai demandé quels souvenirs elle conservait de 1947, lorsque Stangl avait été emprisonné par les Autrichiens.
« Eh bien, c’est un exemple de l’“abaissement des grands” n’est-ce pas ? Mais, encore une fois, nous n’imaginions pas qu’il avait fait quelque chose de particulier – même sur Hartheim nous ignorions – presque – tout. Dans la famille, Resl n’ouvrait pas la bouche là-dessus. Plus tard elle nous a dit qu’elle allait le rejoindre en Syrie, et qu’elle emportait tous leurs meubles. Je me rappelle qu’elle nous a écrit de Damas que le piano était arrivé en morceaux… »
2.
« Arrivé en Syrie, dit Frau Stangl, Paul s’est mis à vivre avec une frugalité incroyable ; toute une année, il a économisé sou par sou pour payer notre voyage. Finalement, en mai 1949, il nous a envoyé les billets et nous avons pu partir. De mon côté, j’avais tout préparé, j’avais fait une demande de passeport – les enfants étaient encore inscrites sur le mien – et j’avais emballé toutes nos affaires. Quelques complications ont surgi à propos du départ de nos filles au Proche-Orient, les autorités autrichiennes craignaient qu’elles ne soient victimes de la traite des blanches. C’est seulement quand je leur ai montré les lettres de mon mari postées à Damas avec son adresse qu’ils ont été rassurés et convaincus que j’allais bien le rejoindre. J’ai pu ainsi obtenir le visa de sortie. » [En Autriche où une législation très avancée protège depuis longtemps les mineurs, la cour de tutelle est coresponsable de chaque enfant vivant avec un seul parent.] « Mais vous savez, dit Frau Stangl, nous ne nous sommes pas du tout cachées de ce départ ; tout le monde savait que nous allions rejoindre Paul à Damas. Les caisses qui contenaient nos affaires étaient entreposées dans le jardin devant la maison ; deux hommes m’ont aidée à tout emballer – couvertures, matelas, machine à coudre, vaisselle, sièges, tables, lits, piano. La ville entière pouvait me voir faire – et elle m’a vue ; tout le monde nous a vus clouer les caisses et m’a vue peindre en grandes lettres dessus [elle a récrit les mots pour moi] : Franz Paul Stangl, Schuhhader, Heluanie 14, Danamaskus. Et c’est naturellement l’adresse que j’ai donnée à la police de Wels quand elle m’a demandé pourquoi je quittais l’Autriche ; j’ai répondu très précisément : “pour rejoindre mon mari qui s’est évadé“ »
La loi autrichienne exige de tout arrivant ou partant qu’il remplisse un certificat de police ; grâce aux ministres de la Justice
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