Au Fond Des Ténèbres
« Croyez-vous qu’il existe une possibilité – si faible fût-elle – pour que le pape n’ait pas eu entre les mains les documents que vous lui envoyiez ou que vous transmettiez au Secrétariat d’État ? Se pourrait-il qu’ils se soient efforcés de le protéger de la connaissance des faits ? » Il y a eu un long silence : il réfléchissait. Puis il m’a répondu, sur le même ton angoissé avec lequel il avait déjà répondu à mes premières questions : « Ce n’est pas possible. Le Saint-Père voyait toutes les communications de ce genre ; il n’aurait pas été possible de les lui dérober. »)
Lors de notre rencontre à Rome, sa remarque sur l’absence de liberté de mouvement du pape s’était accompagnée d’un geste des mains d’abord levées puis retombant avec désespoir. « Il y a autre chose : je me rappelle être allé voir le Saint-Père pour… la dixième fois peut-être, en 1944 ; il était contrarié. Quand il m’a vu au seuil de la pièce, attendant son invitation à m’approcher, il a levé les deux bras d’un air exaspéré : “J’ai écouté et encore écouté vos représentations au sujet de Nos malheureux enfants en Pologne a-t-il dit, faut-il que j’entende encore une fois la même histoire ?” Je me suis mis à genoux devant lui en disant : “Saint-Père, si souvent que je sois venu déjà, je reviendrai encore et encore vous supplier de faire davantage et encore davantage pour les Polonais. “ »
Et M. Papée a ajouté : « Et je parlais là de tous les Polonais, y compris les Juifs, dont la plupart naturellement, à ce moment-là, étaient déjà morts. »
Sixième partie
1.
Helene Eidenbock, sœur de Frau Stangl, a toutes les qualités que nous associons avec nostalgie à l’Autriche d’autrefois : charme, douceur, humour, réelle bonté de cœur. Il est incroyable de penser qu’elle ait pu vivre, elle en particulier, sur les franges de ces événements infernaux.
Elle a continué, durant toute la guerre et l’après-guerre, à exercer son métier de cuisinière dans un grand restaurant de Vienne, et elle a fait la connaissance de son mari à l’âge de quarante-neuf ans, en 1958. « Nous nous sommes rencontrés dans une piscine où j’avais l’habitude d’aller », dit-elle et son visage s’éclaire comme chaque fois qu’elle parle de lui. « Il était ingénieur du bâtiment, et c’était l’homme le plus doux du monde. À la piscine, nous avons causé à plusieurs reprises ; puis, un jour, il est venu me voir et je pense qu’il faut dire qu’il ne m’a jamais plus quittée. Il m’a enveloppée de tendresse et d’amour. Il adorait la musique, il était la musique, vous savez. Nous allions à l’opéra ou au concert presque tous les jours. Nous allions à la montagne, au bord des lacs. Nous sommes allés voir sa fille Hanne et les siens dans un kibboutz en Israël tous les ans. Je l’aime comme si c’était ma fille. » Elle m’a montré les photos d’un jeune couple charmant avec deux garçons, dans un jardin plein de fleurs devant une maison blanchie à la chaux. « Je ne peux pas parler avec les garçons, dit-elle, ils ne parlent que l’hébreu, mais ils sont magnifiques ; si propres, si droits, si honnêtes. » Il est manifeste que lorsque Heli Eidenbock parle de Juifs, elle parle tout simplement d’êtres humains qui se trouvent être des Juifs. Il ne lui viendrait jamais à l’idée de dire : « Ça m’est égal ce qu’ils sont » parce que, en effet, ça lui est profondément égal.
Au moment de l’Anschluss, son mari dont le poste était considéré comme essentiel, avait pu garder son emploi à Vienne jusqu’en 1939, époque à laquelle les États-Unis avaient cessé d’accorder des visas aux Juifs autrichiens. « À ce moment-là il ne pouvait plus obtenir de visa que pour Shanghai, dit-elle et sa première femme ne voulait pas y aller. Elle avait une amie en Angleterre et c’est là qu’elle s’est rendue. Lui est parti seul pour Shanghai où il a travaillé durant toute la guerre avant de revenir à Vienne. Sa femme n’a pas voulu rentrer – ils étaient devenus étrangers l’un à l’autre et elle ne voulait pas reprendre la vie commune. Il s’est donc retrouvé seul comme moi. »
Ils vivaient ensemble quand les journaux ont commencé à parler de l’affaire Stangl. « Non, il n’avait jamais rien su, dit Heli, aucun de nous deux ne savait rien. En 1964, il a lu
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