Au Fond Des Ténèbres
toujours pensé qu’on y arrivait par relations. On entendait parler d’un boulot “rattaché” à la Chancellerie du Führer et ça sonnait bien. Et puis, bien entendu, ces emplois rapportaient des suppléments, et ça voulait dire qu’on ne serait pas envoyé au front. »
« C’est juste, dit Frau Allers. Après tout, j’y suis entrée ainsi, moi. » Comme son mari, elle était restée à T4 jusqu’à la fin. « Je travaillais dans une boutique de modes et j’enrageais de ne pouvoir rien faire pour mon pays. Une amie m’a dit qu’elle pourrait peut-être m’avoir une place à la Chancellerie du Führer où elle était secrétaire. Elle m’a dit : « C’est hautement confidentiel. » Ça faisait passionnant, alors je me suis présentée. Et j’ai eu la place. Je ne me doutais pas de ce qu’on y faisait avant d’entrer. »
« Et ce tailleur de Bohême, dit Herr Allers. Ne donnons pas de noms. Il est tombé tout à coup à T4 comme photographe. Je suis sûr que c’est arrivé parce qu’il avait un copain photographe dans la place et qu’ils ont arrangé ça entre eux. » [Franz Suchomel, lui, m’a dit qu’il n’avait jamais compris comment il avait été envoyé à T4.]
« D’un autre côté, poursuivait Herr Allers, prenez quelqu’un comme Christian Wirth. Tout le monde lui tombe dessus à présent, c’est l’affreux, un être abominable… »
« Il était abominable », coupa Frau Allers. Elle avait dû aller passer six semaines comme secrétaire à Schloss-Hartheim. « Après ça j’ai demandé à être ramenée à Berlin, dit-elle. Je ne pouvais pas le supporter. Mais Wirth était abominable avec les hommes ; c’était un personnage affreusement grossier. »
« Il est mort, dit son mari. C’est facile maintenant… »
« Tu ne l’as pas vu avec ses hommes, toi ; il était horrible… »
« Il avait été sous-officier pendant la Première Guerre mondiale. Il avait obtenu une décoration très rare. La croix d’or. C’était un bon soldat. Lorsque toute cette affaire a commencé, il était officier de police au Wurtemberg. Vous ne connaissez pas le Wurtemberg, dit-il (s’adressant à la fois à sa femme et à moi). Ils sont tous comme ça, une rude engeance, grossiers en gestes et en paroles. Mais je suis bien sûr que lorsqu’on a ouvert Grafeneck [le premier institut d’euthanasie] et qu’on a eu besoin d’une paire d’officiers de police pour en prendre la direction, le chef de ce district, quel qu’il ait pu être, a simplement dit : « Toi et puis toi » et l’un des deux était forcément Wirth. C’est peut-être parce qu’il était de l’espèce coriace que ses supérieurs l’ont jugé capable de faire un boulot difficile ; mais il ne s’agissait pas d’une sélection du genre circonspect et scientifique. Stangl, par exemple, – je pense qu’il y est arrivé par relations ; lesquelles je ne peux pas savoir, moi. Peut-être Eigruber, le gauleiter. Il y a eu un tas d’Autrichiens, comme vous savez. En tout cas, quelqu’un de là-bas l’a recommandé. Ce n’est pas à Berlin qu’ils le connaissaient. Comment l’auraient-ils connu, ceux-là ? Son histoire de conversation avec le conseiller ministériel Werner, ça c’est de la frime pour un début. Le conseiller Werner était le second personnage par ordre d’importance du service de Sécurité du Reich ( Reichssicherheitsamt ) ; vous ne pensez pas que cet homme-là allait perdre son temps à recevoir un simple Kriminalassistant, non ? Brack, oui, lui l’a vu, pas de question ; il voyait tout le monde, même les femmes de ménage. »
Il se trouve que j’ai fait là-dessus une enquête assez soigneuse ; et d’après les rapports, ce fut bien le Kriminalrath Paul Werner (lequel reçut ensuite de l’avancement et est à la retraite aujourd’hui) qui donna à Stangl des instructions.
Nous avons discuté assez longuement de la thèse exposée par Simon Wiesenthal dans son livre The Murderers Are Among Us [34] , selon laquelle les instituts d’euthanasie, en particulier Hartheim, Hadamar, Sonnenstein et Grafeneck servirent positivement « d’écoles d’entraînement au meurtre ». (« Hartheim, écrit Wiesenthal, fonctionnait comme une école de médecine, à cela près que les « étudiants « n’y apprenaient pas à sauver des vies humaines mais à les détruire de la façon la plus efficace possible. »)
Le fait que non seulement Herr Allers,
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