Au Fond Des Ténèbres
mais quatre des SS avec lesquels j’ai parlé longuement de ces lieux d’ignominie ont tous été assez interloqués par cette idée et ont tous dit que ce n’étaient sûrement pas des écoles, ne prouve pas grand-chose en l’occurrence ; les témoignages de tous les anciens SS qui eurent affaire avec ces instituts puis, plus tard, les camps d’extermination polonais ne peuvent être reçus qu’avec les plus grandes réserves. Même s’ils se montrent aujourd’hui disposés à parler avec une relative franchise, il doit toujours exister au fond d’eux-mêmes une réaction d’autodéfense. Mais ce qui importe, c’est qu’on voit mal, dans ce cas précis, ce qu’ils auraient à gagner en niant avoir été « entraînés » au meurtre dans les instituts d’euthanasie, si les choses se sont bien passées ainsi. Leur personne apparaîtrait certainement sous un jour un peu moins affreux, s’ils pouvaient prétendre avoir été soumis à un lavage de cerveau, scientifiquement conditionnés à travailler dans les camps de la mort, plutôt que choisis à cause de leurs dispositions naturelles particulières pour cette besogne.
« Je donnerais n’importe quoi pour comprendre », dit Horst Münzberger dont le père avait pour fonction de pousser les gens dans les chambres à gaz à Treblinka. « Si je pouvais savoir pourquoi ils l’ont choisi, lui, justement lui, mon père. »
Gustav Münzberger, quand je l’ai rencontré en 1972, avait soixante-huit ans et sortait de prison après avoir subi douze ans d’internement pour sa participation aux massacres de Treblinka. Il répugnait à parler de Treblinka, mais n’hésitait guère à s’étendre sur la période de Sonnenstein. Mais l’idée que cet endroit pouvait avoir servi de « centre d’entraînement avec des étudiants » était manifestement nouvelle pour lui. Renonçant un moment aux façons séniles qu’il affectait la plupart du temps avec moi, il s’est mis à s’exprimer distinctement, avec une vivacité raisonnable. « Je ne peux pas penser que c’était ça », a-t-il dit du ton que l’on prend pour soutenir une discussion intéressante. « Si ç’avait été ça, nous l’aurions su, nous, aux cuisines – il a passé tout son temps aux corvées de cuisine, dit-il – à cause des rations, vous comprenez. Un jour, il y a eu une grande réunion, avec des docteurs de partout et des officiels de Berlin. Nous sommes allés aux provisions. Je me souviens très bien de tout. Mais des étudiants, non, il n’y en avait pas ; personne de l’extérieur, rien que l’équipe permanente. »
Et l’équipe permanente, d’après Stangl, Franz Suchomel et tous les documents qui restent, était très restreinte. Simon Wiesenthal raconte dans son livre qu’un photographe autrichien reconnaît avoir pris des photos des victimes à l’agonie. Tous les anciens SS sont d’accord pour dire qu’on prenait des photos. « Cependant, dit Suchomel, qui s’intéressait vraiment à éclaircir ce point, je ne crois pas qu’on ait pris des photos de gens qu’on était vraiment en train de tuer. Je les aurais vues, vous savez ; parce que ensuite j’ai eu à classer tout le matériel photo. Et pour ce qui est d’un « enseignement », d’un « entraînement », qu’est-ce qu’ils auraient enseigné, à qui ? La vérité, naturellement, c’est que ceux qui étaient engagés pour de bon dans le vrai travail de tuer dans les instituts, dans les crématoires – nous les appelions les brûleurs ( brenners ) – finissaient par s’endurcir, ils étaient blindés contre les sentiments. Et ce sont ceux-là qu’on a envoyés plus tard les premiers en Pologne. » Suchomel m’a paru convaincant – sauf quand il tente de limiter à quelques unités le nombre des endurcis. Il n’était pas nécessaire en effet de donner une formation comparable à un véritable enseignement scolaire. Qu’aurait-on pu enseigner en effet ? Mais le travail dans les instituts d’euthanasie les « blindait » tous, comme dit Suchomel c’est vrai, et les préparait ainsi à l’étape suivante.
« On prenait des photos pour les archives, dit Herr Allers, chaque malade avait son dossier. Ça se passait dans les Zwischeninstituten (instituts intermédiaires) où la plupart d’entre eux allaient faire un stage [35] . » Il hocha la tête : « Tout ça fait partie de la déformation dont j’ai parlé : tout cela n’était que le début d’un
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