Au Fond Des Ténèbres
ressortait très clairement – cela au moins – qu’il avait manipulé les événements, pour répondre au besoin de rationaliser sa culpabilité, la conscience de sa culpabilité ou (à ce stade de nos conversations) son besoin d’éviter d’y faire face.
« Il m’avait écrit, un peu après son départ en Pologne, qu’il faisait des constructions, dit Frau Stangl, mais il ne précisait pas de quoi il s’agissait. Et tout ce que je pensais, c’est que j’étais bien heureuse qu’il ne soit pas au front. Et alors, quand il a été un long moment sans permission [il est intéressant de savoir que deux mois lui paraissaient un long moment] il a écrit pour nous dire qu’on allait nous autoriser à lui rendre visite car il ne lui était pas permis de quitter la zone de l’Est. Et peu de temps après, un officier de la Wehrmacht nous a apporté les papiers. J’ai fait ce voyage en juin avec les deux enfants. Je me souviens que nous avons manqué la correspondance à Cracovie ; vous imaginez le voyage avec deux jeunes fillettes, en plein milieu de la guerre.
« Non je ne savais rien, rien du tout. Il est venu nous chercher à la gare et bien sûr, comme nous ne l’avions pas vu depuis des mois, c’était merveilleux de le retrouver. Une fois de plus, je n’avais que cette idée. Nous avons logé à Chelm, dans la maison de l’expert Baurath Moser. C’était la première fois que j’avais affaire à des Juifs (en Pologne) car il y avait deux jeunes filles juives comme domestiques. On les appelait les deux Zäuseln [57] – je ne sais vraiment pas pourquoi. C’étaient de gentilles filles, et elles m’aidaient pour les enfants et pour tout. Je n’avais aucune notion de la situation, mais il y a eu des incidents qui m’ont surprise ; vous savez, les cloisons de la maison étaient très minces et je pouvais entendre Baurath Moser, dans la chambre à côté, quand il était au lit. Il avait les deux filles – les Zäuseln – avec lui et… enfin, il faisait des choses, vous voyez. Ça recommençait chaque nuit, il leur disait ce qu’il fallait enlever d’abord, puis ce qu’il fallait faire, etc. c’était très gênant. Et ça ne me plaisait pas ce qu’il faisait à ces filles ; mais, vous comprenez, la question que je me posais, c’était : « Pourquoi le font-elles ? Pourquoi ne donnent-elles pas leurs huit jours ? « Voyez comme j’étais ignorante. » [Plus tard, dans une lettre, Frau Stangl reparla de ces filles et cette fois, de manière légèrement différente. Elle écrivait : « Les deux Zäuseln à Chelm étaient toujours gaies, elles étaient bien nourries et bien tenues. »]
« Mais j’ai été bien contente quand Paul m’a annoncé qu’il s’était arrangé pour nous loger dans un domaine – c’était mieux pour nous tous et j’étais heureuse d’emmener les enfants hors de cette maison. Non, lorsque nous étions à Chelm, Paul était en permission ; c’est quand nous avons déménagé au domaine qu’il est retourné au travail.
« Un jour, alors qu’il était parti travailler – je croyais encore que c’était à des constructions ou à l’aménagement d’une base de ravitaillement – Ludwig est arrivé avec d’autres hommes pour acheter du poisson ou je ne sais quoi. Ils avaient apporté du schnaps et ils se sont assis dans le jardin pour boire. Ludwig est venu me trouver – j’étais aussi dans le jardin avec les enfants – et il a commencé à me parler de sa femme et de ses gosses ; et il continuait, continuait, j’en avais plein le dos, d’autant plus qu’il puait l’alcool et devenait de plus en plus larmoyant. Mais je pensais que le pauvre était si seul – je devais au moins l’écouter jusqu’à la fin. Et alors, il m’a dit soudain : “Fürchterlich – Terrible, c’est terrible, vous n’avez pas idée comme c’est terrible !” J’ai demandé : “Qu’est-ce qui est terrible ? – Vous ne savez pas ? Vous ne savez pas ce qui se fait ici ? – Non, quoi ? – Les Juifs, répliqua-t-il, on les liquide. – On les liquide ? ai-je répliqué. Qu’est-ce que vous dites ? – Avec du gaz. Des quantités inouïes Unheimliche Mengen.” Il a répété que c’était affreux et puis il a dit, de son ton pleurard : “Mais c’est pour le Führer. Pour lui nous nous sacrifions, pour lui – nous obéissons à ses ordres.” Et puis il a dit aussi : “Vous vous rendez compte ce qu’il
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