Au Fond Des Ténèbres
m’attendait. Elle était bouleversée, et elle m’a dit : “Ludwig sort d’ici. Il m’a dit… Mon Dieu, mais qu’est-ce que tu fais là ?” Je lui ai répondu : “Mon petit enfant, c’est une question de service et tu sais que je ne peux pas en discuter. Tout ce que je peux te dire et tu dois me croire : même s’il y a du mal, moi je n’ai rien à faire avec ça. “ »
Est-ce qu’elle vous a cru sans autres questions et sans autre argument ?
Il haussa les épaules. « Elle en a parlé quelquefois. Mais que pouvais-je lui dire d’autre ? Toutefois j’ai senti dès lors que je souhaitais l’éloigner. Je voulais qu’elle rentre au pays. De toute façon, l’aînée des filles devait reprendre l’école… »
La phrase est restée en suspens.
C’était difficile de les avoir là, maintenant qu’elle savait, n’est-ce pas ?
Il a haussé les épaules de nouveau et pendant un moment il a enfoui son visage dans ses mains. « C’est à ce moment-là que j’ai reçu l’ordre de me rendre à Varsovie pour voir Globocnik ; à cette époque, il avait deux bureaux, l’un à Varsovie, l’autre à Lublin. Il m’est apparu encore plus urgent alors de renvoyer ma famille. J’ai mis la main sur Michel et je lui ai dit que je lui confiais ma famille ; à charge pour lui de les expédier le plus rapidement possible. Puis j’ai fait mes adieux à ma femme et à mes enfants et je suis parti pour Varsovie. »
Quand sont-elles parties ?
« J’ai su ensuite que Michel les avait embarquées dans les quatre jours. Mais je ne l’ai su qu’après leur départ. Et je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait à Varsovie. Je pensais que ça y était, que ça avait fini par arriver. Mais quand je suis arrivé au bureau de Globocnik, il a été presque aussi amical que lors de notre première rencontre ; je n’y ai rien compris. À peine étais-je arrivé, il m’a dit : « J’ai quelque chose pour vous, une fonction de pure police.” J’ai su tout de suite qu’il y avait quelque chose de louche là-dessous, mais je ne savais pas quoi. Il m’a dit encore : “Vous allez à Treblinka. Nous avons déjà envoyé 100 000 Juifs là-bas et rien ne nous est parvenu ici, ni argent, ni affaires. Je vous envoie pour que vous voyiez ce qui est arrivé à tout ça ; où ça a passé. “ »
Mais cette fois, vous saviez où l’on vous envoyait ; vous saviez tout sur Treblinka et que c’était le plus important des camps d’extermination. Vous aviez votre chance cette fois, vous étiez face à face avec lui enfin. Pourquoi ne pas lui avoir répondu sur-le-champ que vous ne pouviez plus continuer ?
« Vous ne comprenez pas ? Il m’avait amené exactement là où il voulait. Je n’avais aucune idée de ce qu’il en était de ma famille. Est-ce que Michel avait pu les embarquer ? Peut-être les avait-on arrêtées ? Peut-être les gardait-on en otages. Et même si ma famille était dehors, l’alternative restait la même : Prohaska était toujours à Linz. Est-ce que vous vous représentez ce qui m’attendait si j’étais rentré, dans ces conditions ? Non, il m’avait bien eu, j’étais prisonnier. »
Mais même ainsi, même en admettant qu’il y avait un danger, tout n’était-il pas préférable à présent à ce travail en Pologne ?
« Oui, c’est ce que nous savons maintenant, ce qu’on peut dire maintenant. Mais alors ? »
Mais ce que nous savons maintenant n’est-ce pas, c’est qu’ils ne tuaient pas automatiquement ceux qui demandaient à être relevés de ce genre de travail. Vous le saviez vous-même, n’est-ce pas, à ce moment-là ?
« Je savais qu’ils pouvaient ne pas fusiller. Mais je savais aussi que le plus souvent on était fusillé ou envoyé dans un camp de concentration. Comment pouvais-je savoir quel sort ils me réserveraient ? »
Cet argument, bien sûr, nous le retrouvons tout le long de l’histoire de Stangl ; c’est la question essentielle sur laquelle, toujours et encore, j’ai buté dans nos entretiens. Quand je parlais avec lui, je ne savais pas et je ne sais toujours pas, maintenant, à quel moment un être humain peut décider pour un autre moralement qu’il aurait dû avoir le courage de risquer la mort.
Quoi qu’il en soit, mes propres réactions à certaines déclarations de Stangl dans cette partie de nos entretiens, changèrent légèrement, plus tard, après mes conversations avec sa femme, car il en
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