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Au Fond Des Ténèbres

Au Fond Des Ténèbres

Titel: Au Fond Des Ténèbres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gitta Sereny
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à l’esprit, c’est la terrible exiguïté du lieu.
    Nous savons que plus d’un million d’êtres humains ont été tués et reposent sous ces quelques arpents de terre, mais on ne peut y croire. La raison principale de cette difficulté à « visualiser » tient à la nature elle-même : là où il y avait des baraquements, des barbelés, des fossés antichars et des miradors, il y a maintenant des centaines de buissons et de jeunes pins que les Allemands ont plantés pour camoufler le site quand, après avoir accompli leur tâche, ils effacèrent le camp à la fin de 1943. Les arbres ont atteint aujourd’hui une hauteur respectable et créent une apparence trompeuse de nature et d’espace. Il y avait, bien sûr, quelques arbres quand le camp était en activité – laissés debout avec soin partout où ils pouvaient abuser le regard ou décorer les quartiers de l’état-major. Mais à l’inverse de Sobibor avec ses masses forestières, le camouflage à Treblinka était fait de la main de l’homme : hautes clôtures de barbelés entremêlés de branches de pin et de conifères divers qui dissimulaient les quatre sous-sections du camp à la vue, mais certainement pas à l’oreille. Ce qu’ils appelaient le « couloir », qui conduisait des « baraques de déshabillage » dans le camp du bas – Camp n° 1 – aux chambres à gaz du camp du haut – Camp n° 2 – était un sentier clôturé, long de moins de cent mètres tournant à angle droit vers la fin. Le remblai et la barrière de trois mètres dressés entre les deux parties principales du camp ne formaient que des clôtures visuelles, rien de plus. Pas une âme en ces lieux n’aurait pu oublier un instant le monstrueux carnage qui a eu lieu ici, presque tous les matins de cette année-là.
    La voie unique de chemin de fer qui reliait au camp la gare du village de Treblinka est figurée maintenant par de grandes poutres de bois qui jalonnent le trajet. Je l’ai suivie, en essayant d’imaginer ce que les gens dans les wagons de marchandises pouvaient avoir vu. La neige de la nuit avait gelé sur le sol et sur les arbres ; ce n’était pas très différent de l’arrivée dans une station de montagne, tranquille, claire, verte et blanche. Bien sûr, la plupart des wagons n’avaient pas de fenêtres, mais il devait y avoir des fentes entre les portes ou des trous dans les parois. Est-ce que le paysage les rassurait ? Se laissaient-ils aller à penser que ce petit sentier courant entre ces beaux arbres – car ici les arbres avaient été laissés debout – ne pouvait pas conduire à quelque chose de trop méchant ?
    La persistance ou l’effondrement de leurs illusions (quand ils en avaient) en atteignant la rampe dépendait de l’époque où ils débarquaient et de ce qu’ils étaient : pour les Européens de l’Ouest, l’arrivée n’a jamais été trop alarmante ; et quand, dans la seconde moitié de l’année, la rampe eut été camouflée en petite gare toute fleurie, ils ont été encore plus trompés. Richard Glazar, un survivant qui fit partie d’un convoi tchèque privilégié acheminé en train de voyageurs, raconte : « Nous étions tous entassés aux fenêtres pour regarder. J’ai vu une barrière verte, des baraquements et j’ai entendu comme le moteur d’un tracteur. J’étais ravi. » Des « infirmiers » étaient alignés pour « prendre soin » des vieillards et des malades ; des voix courtoises les invitaient à descendre en prenant leur temps, mais en bon ordre s’il vous plaît ; et sauf inadvertance, on ne voyait pas un fouet – une sinistre comédie. Les gens pouvaient réellement se convaincre qu’ils avaient atteint un centre de recasement où ils allaient se reposer avant que leur soient assignés des lieux de travail et de résidence.
    Mais les Européens de l’Est, dans la seconde moitié de l’année comme dans la première, ce qu’ils ont vu, eux, quand le train s’arrêtait, c’étaient les gardes ukrainiens armés de fouets, alignés sur la plate-forme, les SS alignés derrière eux ; toute cela délibéré, pour provoquer terreur mortelle et noirs pressentiments. On les cueillait littéralement dans les trains à coups de fouet, et ils étaient pressés et harcelés jusqu’à l’instant de leur mort.
    Telles étaient les images qui m’assaillaient quand je pénétrai dans ce qui avait été le camp proprement dit et que je commençai à marcher le long de

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