Au Pays Des Bayous
Nouvelle-Orléans se poursuivait avec entrain, dirigée par Adrien de Pauger que secondaient l'ingénieur de Boispinel, capitaine réformé du régiment de Champagne, blessé au siège de Fribourg, chevalier de Saint-Louis, et le sous-ingénieur Charles Franquet de Chaville, une mauvaise fièvre – sans doute la fièvre jaune – attaqua la population de la cité naissante. On compta bientôt une dizaine de décès par jour, plus encore au cours des premiers mois de 1724, quand l'épidémie toucha la moitié des habitants. La mort, frappant dans toutes les catégories sociales, emporta l'ingénieur Boispinel le 18 septembre 1723 puis Pierre Le Blond de La Tour le 14 octobre. Promu ingénieur en chef en remplacement de ce dernier, Adrien de Pauger vit son autorité encore renforcée quand il fut admis à siéger au Conseil supérieur de la colonie, où il ne comptait pas que des amis.
Redoublant d'activité, le bâtisseur put poursuivre plus aisément la réalisation de ses projets, et avec d'autant plus d'ardeur que cet homme, raisonnablement ambitieux, savait maintenant, comme tous les Louisianais, que le jeune roi Louis XV avait pris possession de son trône après avoir été proclamé majeur le 23 février 1723, que le cardinal Dubois était mort d'un abcès à la vessie le 10 août et que le Régent, Philippe d'Orléans, illustre parrain de la ville en plein développement, avait succombé le 2 décembre à l'usure organique que provoque une constante dissipation.
Après avoir fait construire une levée de terre meuble, truffée de coquillages fossilisés, qui, sur près d'un kilomètre de berge, protégerait désormais la ville des crues et des caprices du Mississippi, Pauger avait délimité, en bordure du fleuve, une grande esplanade carrée, aussitôt nommée place d'Armes 7 , près de laquelle il érigea l'hôtel de la direction de la colonie, pourvu d'une salle de délibérations, de bureaux et de logements. Au fond de la vaste place, face au Mississippi, il entreprit la construction de l'église paroissiale, qui ne fut achevée qu'en novembre 1726, et d'un bâtiment conventuel pour les capucins que le Régent avait décidé, en 1721, d'envoyer en Louisiane. Un hôpital, quatre casernes, le pavillon des officiers, le magasin de la Compagnie étaient également sortis de terre pendant qu'à l'embouchure du fleuve, sur l'île de la Balise, des équipes travaillaient à la construction d'un fort et d'un vaste entrepôt destiné à abriter les marchandises en transit.
Tout aurait été pour le mieux dans la meilleure des colonies possibles si les intrigues, les rivalités, les conflits d'intérêt n'avaient, comme toujours, obéré les efforts des uns et des autres et mobilisé les énergies à des fins privées et futiles. Même Bienville et Pauger sacrifiaient à la chicane. L'ingénieur, comme tous les fonctionnaires de la colonie, disposait d'une concession. La sienne se trouvait sur la rive gauche du Mississippi, en face de La Nouvelle-Orléans, et il avait consacré quatre mille livres aux travaux de défrichage et d'aménagement. Sur l'exploitation vivaient « onze nègres, négrillons ou négresses, un petit Sauvage, quatre bêtes à cornes et quatre porcs ». Bien que Pauger eût encore investi mille livres pour commencer, en ville, la construction d'une belle maison et de quatre cabanes, Bienville, ayant lui-même des visées sur le terrain, contesta soudain le droit de propriété de l'ingénieur. Le commandant général possédait déjà la vaste concession de Bel-Air, une partie de l'île de la Corne, située dans la baie de Pascagoula, entre l'île aux Vaisseaux et l'île Dauphine, plus deux grands îlots constructibles dans La Nouvelle-Orléans et des terrains autour de la ville. En 1724, les juges du Conseil supérieur de la colonie approuvèrent les prétentions de Bienville et Pauger se vit privé, sans indemnisation, de l'îlot qu'il avait défriché à ses frais ! Bienville, qui confondait parfois son intérêt personnel et ceux de la Compagnie, avait aussitôt installé, sur les terres de Pauger, « les nègres du roi » qu'il faisait travailler pour son compte. Mais quand, en 1725, Bienville eut perdu un peu de son autorité, l'ingénieur, certain de l'antériorité de ses droits, finit par obtenir un jugement plus équitable. À défaut de récupérer l'argent investi, il obtint la régularisation de la concession sur laquelle était bâtie sa maison de La
Weitere Kostenlose Bücher