Au Pays Des Bayous
calligraphia ses indignations dans un rapport qui ne ménage pas plus le garde-magasin que le gouverneur intérimaire : « M. de Bienville et le sieur Delorme ne veulent que des commis à leur mode pour être les maîtres. […] M. de Bienville ne cherche qu'à faire tomber la colonie pour que le roi s'en empare afin qu'il pût faire tout ce qu'il voudrait. […] M. de Bienville n'a jamais pu souffrir aucun directeur. » Il s'en prend aussi aux Canadiens, fidèles compagnons des Le Moyne, parce qu'ils ont pour habitude d'aller vendre des marchandises jusque chez les Indiens du Nord « et s'en reviennent avec de l'huile d'ours et des lettres de change du comptoir des Illinois sur le Conseil. Un Canadien m'a dit avoir vendu un quart d'eau-de-vie cinq mille piastres en lettres de change ! » s'offusque le contrôleur. Quant à la compagnie suisse, elle ne sert à rien. D'après La Chaise, elle n'est composée que de mauvais ouvriers « qui se disent malades quand il faut travailler pour la Compagnie mais qui travaillent pour les particuliers et pour leurs officiers. L'un d'eux, M. Collard, s'est fait bâtir quatre maisons qu'il loue ». Le commissaire reproche encore à Bienville de ne pas servir de vin aux malades « sous prétexte que cette boisson est réservée aux officiers de la Compagnie des Indes et qu'il a laissé mourir ainsi une quantité de gens, faute de leur avoir donné, en payant, une goutte de vin ». Quand il découvre que le chirurgien de l'hôpital, où se trouvent alors quatre-vingts malades, est atteint de la vérole, qu'il a cependant épousé une femme riche, ce qui ne le retient pas de trafiquer sur les remèdes et de ne penser qu'aux plaisirs les plus ordinaires, La Chaise demande l'envoi de sœurs grises pour assurer le service. Il révèle aussi à ses supérieurs le désarroi moral de la colonie. « Il y a ici, Messieurs, quantité de femmes à qui on a donné la ration, aussi bien qu'à des enfants qui sont inutiles et qui ne font rien que causer du désordre. La plupart de ces femmes sont gâtées de vérole et gâtent les matelots. Il faudrait que vous donniez ordre au Conseil de les faire monter dans les terres chez les Sauvages ! » Bientôt, les mesures restrictives se succèdent : interdiction de jouer au billard les dimanches et jours de fête ; ceux qui seront pris les cartes ou les dés à la main pendant la grand-messe devront acquitter une amende de cent piastres. Défense de jouer, chez soi, à aucun jeu de hasard comme lansquenet, bocca, biribi, pharaon, bassette, dés et tous autres jeux. Les joueurs pris en flagrant délit paieront collectivement, y compris le propriétaire de la maison même s'il ne jouait pas, mille livres d'amende. Défense de bâtir clapiers, pigeonniers, colombiers ou garennes dans l'enceinte de la ville, sans autorisation. Enfin, défense de faire crédit aux Sauvages !
La Chaise s'intéresse aussi, avec un luxe de détails qui en dit long sur sa libido, aux amours des officiers de la garnison. Le chevalier Henry Dufaur de Louboey, ancien capitaine du régiment de Navarre, blessé pendant la guerre de Succession d'Espagne, est cité comme le prototype local du dépravé. Il entretient aux yeux de tous un commerce scandaleux avec une femme nommée Garnier, envoyée dans la colonie par lettre de cachet, « femme perdue d'honneur et qu'on dit même avoir été pendue “en planche” à Paris pour avoir empoisonné son mari ». La dame est enceinte des œuvres du capitaine, de qui elle a déjà eu un enfant, ce qui ne l'empêche pas de se pavaner et d'être reçue dans les meilleures familles !
Le renvoi de Bienville
Pendant des mois, l'expert de la Compagnie, donnant libre cours à son courroux, envoya rapport sur rapport tant à Lorient qu'à Versailles. Son zèle fut apprécié, ses critiques prises en considération et, comme on pouvait s'y attendre, le principal responsable étant nommément désigné, Bienville fut sommé de venir s'expliquer en France sur la mauvaise gestion et la détestable moralité d'une colonie qui avait coûté trois cent mille livres par an au roi et peut-être plus encore à la Compagnie ! Le 16 février 1724, Jean-Baptiste Le Moyne, sieur de Bienville, passa le commandement à son cousin M. de Boisbriant, lieutenant du roi aux Illinois, qui se vit ainsi promu gouverneur par intérim… d'un gouverneur intérimaire !
Bienville et son frère, M. de Châteauguay, mirent un certain temps à
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