Au Pays Des Bayous
faire leurs bagages et ce n'est que le 1 er avril qu'ils se rendirent à l'île Dauphine et se préparèrent à embarquer sur la flûte la Bellone . Survint alors un étrange accident de navigation qui servit peut-être les intérêts de Bienville, car il retarda son passage en France. Tandis que le commandant suspendu et son frère s'éloignent de la berge, à bord de la chaloupe qui doit les conduire à la Bellone , le navire coule sous les yeux des passagers prêts à embarquer. Bienville et sa suite n'ont plus qu'à regagner l'île Dauphine, puis La Nouvelle-Orléans. Ils attendront plusieurs semaines avant que la Gironde ne prenne à son bord les officiers évincés, qui n'arriveront en France qu'au mois d'août 1725. Une relation de ce naufrage est due au père Raphaël, un capucin envoyé en Louisiane pour y expier « une faute vénielle ». Le 15 mai, ce prêtre écrit à l'abbé Raguet, directeur de la Compagnie des Indes pour les affaires religieuses, au sujet de la perte de la Bellone qui devait mettre à la voile pour la France le 2 avril. « Le temps était calme », souligne le capucin. Cependant, « deux hommes se sont noyés ainsi que deux ou trois enfants et la cargaison et tous les effets des particuliers sont perdus. Cette perte cause ici une consternation générale parce qu'on espérait que l'arrivée de ce vaisseau en France pourrait relever la colonie du décri général où elle est dans le royaume. Il était, l'on peut dire, richement chargé par rapport à une colonie naissante », ajoute le prêtre, sans révéler le détail que nous connaissons par ailleurs : la Bellone emportait en métropole soixante mille écus, qui auraient été engloutis avec le navire ! Quand on sait que les vaisseaux ne retournaient en France qu'avec un fret des plus modestes, bois, tabac et poudre d'indigo, on peut encore s'étonner, deux siècles et demi après ce naufrage par temps calme, qu'un pareil trésor, dont l'origine n'a pas été divulguée, ait été perdu ! Peut-être ne le fut-il pas pour tout le monde, car, au mois de juin suivant, un marché fut conclu entre le Conseil supérieur de la Louisiane et deux habitants de l'île Dauphine nommés Olivier et Arnaud « pour l'exploitation de l'épave de la Bellone ».
Le père Raphaël reconnaît bien, dans sa lettre, que certains esprits malveillants pensèrent tout de suite « à un accident prémédité », mais il préféra voir, dans ce drame de la mer, une manifestation de la colère divine, explication de nature à plaire à M. de La Chaise. Dieu ne peut-il pas, à tout moment, envoyer un navire par le fond pour l'édification des pécheurs ? Or un grand pécheur se trouvait à bord de la flûte. « Un crime énorme a été commis par le capitaine Beauchamp [le commandant de la Bellone ]. L'abominable commerce de ce malheureux avec un mousse a été tellement avéré que le mousse lui fut enlevé et transporté dans un autre vaisseau », raconte le prêtre, persuadé qu'un tel péché a pu attirer sur le marin et son navire la vengeance du Seigneur. S'il fut coupable au regard de Dieu, Beauchamp ne le fut pas, semble-t-il, aux yeux des membres du Conseil supérieur qui lui accordèrent, le 21 novembre 1725, une prime de cent quatre-vingts livres pour avoir sauvé quelques bovidés de la noyade, à défaut des soixante mille écus, des matelots et des enfants !
Bienville avait eu le temps de préparer sa défense, et le mémoire, écrit à la troisième personne, qu'il adressa au conseil de Marine est empreint de plus de dignité que d'amertume. C'est la justification d'un soldat et d'un colonisateur. « Il y a trente-quatre ans que le sieur de Bienville a l'honneur de servir le Roi, dont vingt-sept en qualité de lieutenant du Roi et commandant de la colonie. En 1692, il fut reçu garde de la marine, il l'a été sept ans et a fait sept campagnes de long cours en qualité d'officier sur les frégates du Roi armées en course. Pendant ces sept campagnes, il s'est trouvé à tous les combats que le feu sieur d'Iberville, son frère, a livrés sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre, l'île de Terre-Neuve et la baie d'Hudson et, entre autres, à l'action du Nord contre trois vaisseaux anglais, dont un de cinquante-quatre canons et deux de quarante-deux, qui attaquèrent le sieur d'Iberville, commandant une frégate de quarante-deux canons avec laquelle, dans un combat de cinq heures, il coula à fond le vaisseau de
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