Au Pays Des Bayous
Nouvelle-Orléans. Les grands propriétaires, comme les plus modestes colons, les commerçants et les militaires attendaient avec impatience le retour de celui que les plus anciens Louisianais nommaient le père de la colonie. Acclamé comme un proconsul, il voulut que l'on donnât quelque apparat à son arrivée afin que tous comprissent que Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville ne représentait pas une compagnie de commerce mais le roi de France. Le règne des affairistes lorientais était terminé.
Si la plupart des notables se réjouirent de la réapparition de Bienville, le gendre de La Chaise, le chevalier Jean de Pradel, auteur d'articles exagérément optimistes sur la Louisiane, écrits pour plaire à la Compagnie des Indes et publiés par le Mercure en 1722, n'apprécia guère de se voir placé sous les ordres de l'homme dont son défunt beau-père avait obtenu la destitution. Avant de mourir d'une mauvaise fièvre, l'ancien inquisiteur de la Compagnie, devenu intendant de la colonie, avait légué à tous les siens ses haines recuites, sa pudibonderie hypocrite, sa cautèle et sa mesquinerie. Parents et alliés représentaient un certain nombre de gens influents, car le ladre avait su marier avantageusement ses filles et son fils.
Alexandrine est l'épouse du chevalier polygraphe Jean de Pradel, qui se prend pour un grand stratège des guerres indiennes ; Marie est femme du docteur Louis Prat, directeur de l'hôpital royal et membre du Conseil supérieur ; Félicité a pour conjoint Vincent Dourlin, dit Dubreuil, un des plus riches concessionnaires et éleveurs du pays des Arkansa, qui possède cinq cents esclaves, une centaine de bêtes à cornes, cultive l'indigo, élève des vers à soie et construit une briqueterie. Depuis que ce roturier est en possession de trois cent mille livres, il signe : du Breuil ! Quant au fils La Chaise, Jacques, il est gendre de Juchereau de Saint-Denys. Tout le clan est prêt à cabaler contre le gouverneur. Bienville, qui a d'excellents rapports avec le nouveau commissaire ordonnateur Edmé Gratien Salmon, sait parfaitement mettre au pas les philistins de ce type. Puisque Pradel joue les matamores et quête les honneurs, il le nomme chef de poste aux Illinois où les Indiens s'agitent. Le foudre de guerre se dit aussitôt de santé trop fragile pour aller vivre au nord de la colonie et se terre dans sa maison. Il se tiendra coi ; ses beaux-frères et belle-sœur aussi.
Installé dans ses fonctions, ayant pris possession de la belle maison construite pour le gouverneur, Bienville ouvrit les dossiers, entendit les témoignages des amis d'autrefois, dont la sincérité n'était pas douteuse, et fit l'inventaire des misères de la colonie. Si l'on se fiait aux apparences, la situation de la Louisiane paraissait assez plaisante ; elle devenait inquiétante quand on examinait les choses de près. L'accommodant Périer ayant mis trop de temps à venger les victimes des Natchez et traité avec trop de mansuétude les Indiens qui écoutaient les sirènes britanniques, il parut indispensable de reprendre autorité sur les autochtones. Après la dispersion des Natchez, les Anglais, privés de leurs alliés les Sack 1 , anéantis aux pays des Illinois par les Huron et les Canadiens du gouverneur Beauharnais, s'ingéniaient à séduire les Chicassa et les Chéroké 2 afin qu'ils soutinssent leurs traitants, de plus en plus présents sur le Mississippi. En 1731, trois Chéroké, conduits à Londres par sir Alexander Cuming, avaient reconnu la suzeraineté britannique. Pour tenter de contrer les menées des agents de George II, Bienville envoya d'Artaguiette rappeler aux Chacta qu'ils s'étaient engagés à combattre les Chicassa et les Natchez rescapés, hélas plus nombreux que ne l'avait dit Périer avant son rappel en France. On fixa, suivant la coutume, le prix des chevelures ennemies que les Chacta devaient rapporter pour prouver leur combativité, mais Bienville, qui connaissait la roublardise des Sauvages et savait comment leurs femmes faisaient trois scalps d'un seul, annonça que les trophées seraient désormais payés en fonction de leur taille !
Imataha Tchitou, en français Soulier-Rouge, grand chef des Chacta, invité par les Anglais à visiter leurs établissements des Carolines qui, depuis 1729, constituaient deux colonies distinctes, était rentré chez lui en brandissant l'Union Jack, avec douze chevaux chargés de marchandises, des cadeaux, une médaille et
Weitere Kostenlose Bücher