Au Pays Des Bayous
faisaient encore observer, avec un rien de chantage, que les Anglais se montraient plus compréhensifs, moins rapaces et que, sans l'attachement très ancien que leurs nations vouaient au roi de France, ils eussent volontiers ouvert leur cœur et leurs terrains de chasse au roi d'Angleterre ! Malgré des appels réitérés, le gouverneur n'obtenait rien de Versailles, où l'on semblait faire peu de cas de l'alliance indispensable d'autochtones versatiles et très sollicités par la concurrence.
Les Anglais, gens obstinés et pratiques, pour qui le traité d'Aix-la-Chapelle ne méritait pas d'être strictement appliqué en Amérique, ne relâchaient pas leur étreinte autour des colonies françaises. Déjà, en 1726, le Parlement de Londres avait offert une prime de vingt mille livres à qui découvrirait le fameux passage du Nord-Ouest, que tant d'explorateurs avaient vainement cherché depuis les excursions prometteuses de Cavelier de La Salle. L'offre était toujours valable 2 et, sous couvert d'exploration, des Britanniques circulaient dans le nord de la colonie sans y avoir été invités.
Depuis 1752, les habitants des treize colonies anglaises se montraient encore plus entreprenants. Les progrès des Français à l'ouest du Mississippi agaçaient ces colons pugnaces et organisés. Ceux de Virginie craignaient que la paix, faite de méfiance et de vigilance, qui avait abouti à une sorte de tolérance territoriale concertée de la part des deux nations rivales, soit un jour remise brutalement en question. Les Américains, ainsi qu'ils se désignaient eux-mêmes de plus en plus fréquemment, pensaient que leur avenir se jouerait, un jour ou l'autre, sur leur frontière de l'ouest. Sur la frontière nord, du côté de la Nouvelle-France, maintenant plus communément nommée Canada, les milices du Massachusetts et du Connecticut étaient souvent harcelées par les Huron et les Miami, alliés des Français. La force de ces derniers, plus que réellement militaire, résidait dans le fait qu'ils détenaient le contrôle des grands fleuves limitrophes des colonies anglaises de la côte atlantique, déjà très peuplée. « Immense frontière à tenir que cette ligne sinueuse de lacs et de rivières, allant de l'estuaire du Saint-Laurent aux larges bouches du Mississippi. L'ensemble des postes et comptoirs comprenait à peine quatre-vingt mille Français alors que plus d'un million d'Anglais fourmillaient au long de la côte », écrivit fort justement Woodrow Wilson, en 1893, dans sa biographie de George Washington. Le futur président des États-Unis exagérait sans doute le nombre des Français présents entre le Saint-Laurent et le golfe du Mexique au milieu du XVIII e siècle, mais, comme il croyait bon de le préciser devant ses élèves de l'université de Princeton, « les forces de la Nouvelle-France étaient mobiles comme une armée, tandis que les Anglais essaimaient lentement vers l'ouest, sans discipline ni direction, sujets têtus d'un monarque lointain auquel ils refusaient d'obéir, capricieux électeurs de nombreuses assemblées locales, jalouses et tracassières, lentes à élaborer leurs plans et malhabiles à les exécuter. De plus, il fallait compter avec l'éloignement des grands lacs centraux et du Mississippi. Chargés de grains, de viande, de suif, de tabac, d'huile d'ours, de peaux, de plomb, quelques rares bateaux venus de l'Illinois descendaient lentement le fleuve devant une ligne mince de postes isolés, jusqu'au bourg prospère de La Nouvelle-Orléans, sur le golfe du Mexique ».
Au moment où M. de Kerlérec prit en main le destin de la Louisiane, les puissances coloniales concurrentes pouvaient à tout instant devenir belligérantes, car, au Nouveau Monde comme en Europe, l'Angleterre, bien que disposant de la maîtrise des mers, considérait toujours la France comme son ennemie. D'autant plus que les banquiers de la Cité, les armateurs et les marchands de Londres ne cessaient de gémir sur les conséquences du traité signé à Aix-la-Chapelle qui, selon eux, profitait surtout au commerce français. En Amérique, ces récriminations mercantiles trouvaient des échos tempérés par l'esprit d'indépendance qui se répandait dans les colonies britanniques. Français et Anglais, mal renseignés les uns sur les autres, ignoraient leurs positions et déplacements respectifs à travers un vaste pays et ne pouvaient que supputer les forces et les équipements de l'adversaire. Les
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