Au Pays Des Bayous
seront imposés des rôles insoupçonnés, qui ne peuvent être ni appris ni répétés.
M. de Kerlérec ne débarquait pas seul à La Nouvelle-Orléans. Il était accompagné de sa femme, fort avenante si l'on en juge par un portrait anonyme, sa belle-sœur et plusieurs parents. Pour honorer M. de Vaudreuil et remercier les notables de l'accueil qu'ils lui avaient réservé, le gouverneur, bien que sans fortune, fit largement les choses. Le 29 avril, il offrit, à l'hôtel du gouvernement, un banquet de deux cents couverts. Sous la galerie, dont les colonnes avaient été enrobées de feuillage et décorées de roses, les tables avaient été dressées dans le respect de l'étiquette. Les plats nombreux furent jugés succulents et le vin de Bordeaux coula, pendant des heures, de deux fontaines où chacun venait emplir son verre selon sa soif et son plaisir. Après le souper, le gouverneur accueillit la population et M. de Vaudreuil ouvrit le bal avec Mme de Kerlérec. Un feu d'artifice étonnant acheva la fête quand la marquise et la baronne allumèrent une composition pyrotechnique où l'on reconnut des pigeons, des alligators et des serpents de feu.
Les girandoles éteintes, M. de Kerlérec se trouva face aux devoirs et soucis de sa charge. À Paris, le ministre de la Marine et des Colonies, Antoine-Louis Rouillé, comte de Jouy, ancien intendant du Commerce, ex-commissaire de la Compagnie des Indes, qui avait remplacé Maurepas en 1749, s'était montré catégorique : la Louisiane coûtait cher à la France, des économies s'imposaient. En parcourant La Nouvelle-Orléans, le nouveau gouverneur se rendit compte que sa tâche ne serait pas aisée. La colonie semblait saisie par la folie des grandeurs et le marquis de Vaudreuil n'avait rien fait pour traiter cette affection vaniteuse et typiquement coloniale.
La prison ressemblait plus à un hôtel particulier qu'à une maison d'arrêt et, sur la place d'Armes, les nouvelles casernes qui s'élevaient, à peine achevées après cinq années de travaux, avaient coûté la bagatelle de deux cent trente-cinq mille trois cent cinquante livres ! Les trois terrasses triangulaires de l'observatoire à deux niveaux, dessiné par Baron en 1730, attendaient toujours de recevoir des lunettes astronomiques… et des astronomes. Le porche monumental, que certains esprits mesquins trouvaient un peu disproportionné par rapport à l'immeuble, ouvrait sur des jardins, ce qui donnait bel aspect à l'ensemble, dont le coût n'avait pas encore été révélé. Quant aux dix mille livres léguées à la ville, en 1737, par un certain Jean-Louis, ancien matelot de la Compagnie des Indes, pour construire un hôpital, elles avaient tout juste suffi, étant donné le prix du terrain, à l'achat d'une maison et de quelques lits. M. de Kerlérec et le commissaire ordonnateur Vincent-Guillaume d'Auberville – il avait succédé à Honoré-Michel de La Rouvillière, mort de la fièvre jaune en 1752 –, quand ils ne passaient pas leurs journées à faire des comptes et à tenter de refréner les goûts dispendieux de leurs administrés, essayaient de combattre leurs vices. Si l'adultère, divertissement très répandu, ne provoquait que des scènes de ménage et quelques duels, le jeu, par les proportions qu'il avait prises, causait des difficultés à bon nombre de militaires dont la solde disparaissait entre deux parties de pharaon. Les hommes d'affaires s'y adonnaient aussi et l'on citait le cas de M. Girodeau, armateur de La Rochelle, qui avait perdu trente mille livres au cours de l'année, et celui d'un marchand de la ville qui avait laissé, en une seule nuit, dix mille livres sur le tapis vert.
Le gouverneur, dont le sens pratique ne s'encombrait pas d'hypocrisie, décida, pour provoquer l'extinction des tripots de la ville, de créer, dans un local administratif, une sorte de casino où des officiers, à la fois expérimentés et prudents, acceptèrent de tenir les tables et où les mises furent limitées à cent livres. Le palliatif imaginé par Kerlérec se révéla plutôt stimulant. Non seulement les joueurs, soucieux de discrétion, continuèrent à fréquenter les tripots, mais l'officialisation du jeu, rassurant ceux qui jusque-là avaient craint d'enfreindre la loi, provoqua une expansion sereine du vice qu'on souhaitait contenir. En créant un casino, qui ne devait fonctionner que de l'Épiphanie au mercredi des Cendres, le gouverneur n'avait fait qu'ouvrir
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