Au Pays Des Bayous
Indiens et les traitants servaient souvent d'agents de renseignements, quelquefois doubles. Non seulement ces voyageurs et ces indigènes nomades informaient tantôt les Anglais, tantôt les Français, au gré de leur intérêt du moment, mais ils pratiquaient aussi, à l'instigation et au bénéfice de l'un ou l'autre camp, ce qu'on nomme aujourd'hui action psychologique ou désinformation ! Kerlérec savait, comme tous les officiers de son entourage, que, si les colons anglais s'ébranlaient un jour massivement, les postes français ne pourraient ni les refouler ni les contenir.
Déjà, les traitants de Pennsylvanie et de Virginie s'installaient sur la rive gauche de l'Ohio, qui était une des voies d'accès aux grandes vallées du continent. Depuis 1748, des négociants de Londres, qui voyaient plus loin que Big Ben, avaient fondé une Compagnie de l'Ohio afin d'encourager la colonisation de nouvelles régions dont ils pourraient, comme ils l'avaient fait des plus anciennes, accaparer le commerce. Parmi les vingt associés de la Compagnie de l'Ohio figuraient Laurence et Augustin Washington, les demi-frères de George, alors âgé de seize ans. Le futur émancipateur des colonies anglaises du Nouveau Monde, héros de l'Indépendance américaine, n'était encore qu'un jeune arpenteur qui parcourait les régions désertiques, entre le Potomac et la Shenandoah, pour en dresser la carte.
Pour tenter de prévenir l'incursion de compagnies britanniques du genre de celle de l'Ohio, qui annonçait peut-être l'invasion subreptice des colonies françaises, le marquis Ange Duquesne de Menneville, gouverneur de la province du Saint-Laurent, avait, au printemps 1753, envoyé mille cinq cents hommes sur la rive méridionale du lac Érié, fait construire à Presqu'île, au portage vers l'Ohio, un solide fort de rondins nommé Lebœuf, et préparé une expédition pour repousser les Anglais « sur leurs limites ». Les négociants britanniques avaient eu vent des projets français. Robert Dinwiddie, gouverneur de Virginie, s'était empressé de réagir. Après consultation de la cour de Saint James, le 31 octobre 1753, il avait chargé le jeune major George Washington, maintenant âgé de vingt et un ans – l'arpenteur était devenu commandant du district nord de la colonie britannique – d'aller porter un pli au commandant français du fort Lebœuf. Malgré la mauvaise saison et les difficultés du parcours, l'officier, accompagné de son maître d'armes, Jacob Vanbraan, qui parlait français, et d'un coureur de bois, Christophe Gist, qui connaissaitle pays et les Indiens, avait réussi, en deux mois, à parcourir près de mille kilomètres à travers forêts et montagnes pour remettre son message. Ce dernier était clair : au nom du roi d'Angleterre, le gouverneur de la Virginie invitait les Français, s'ils avaient l'intention d'aller déloger les négociants anglais de l'Ohio, « à se retirer à l'amiable », étant entendu que, s'ils passaient outre à cet avis, les Virginiens se verraient contraints « de les chasser par la force des armes ». Le commandant du fort, M. de Saint-Pierre, ayant reçu avec grande courtoisie le major Washington, s'était empressé de lui confier sa réponse : les Français, maîtres de tout le territoire au-delà des monts Alleghany, confirmaient leur intention de marcher sur l'Ohio. Au printemps 1754, ils étaient passés aux actes, et le détachement, commandé par le capitaine de Contrecœur, avait construit aux fourches de l'Ohio, c'est-à-dire au confluent de la rivière Alleghany et de la Monongahela 3 , un puissant fort aussitôt nommé Duquesne.
C'était encore Washington, promu lieutenant-colonel, qui, ayant rencontré le 26 mai 1754, sur les bords de l'Alleghany, un petit détachement sorti du fort, avait fait ouvrir le feu sans sommation et tué un officier français, Villiers de Jumonville, alors que les hommes de ce dernier n'étaient même pas en possession de leurs armes. Ce geste avait eu pour effet immédiat de déclencher la colère des Franco-Canadiens. Le 3 juillet, sept cents soldats, commandés par le frère de Jumonville, Coulon de Villiers, avaient attaqué le fort Necessity, où Washington se trouvait avec trois cent cinquante coureurs de bois et vagabonds recrutés par les Virginiens. L'affaire avait été chaude et celui que les assaillants considéraient comme l'assassin d'un officier français avait dû capituler et évacuer le fort. George
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