Au Pays Des Bayous
les ambitions du couple, sera sa tête de Turc favorite. Kerlérec a bien accueilli les Rochemore. Il comprend le jeu du nouvel arrivant quand il le voit se mettre en affaires avec les pires combinards de la colonie, les Destréhan, les Derneville, et fréquenter les officiers les plus frondeurs, comme Simard de Belle-Isle et le Suisse Jean-Philippe Goujon de Grondel. Ce dernier, qui ne souhaite que s'installer comme planteur et commander à des esclaves, prend de coupables libertés avec le service.
Fort heureusement, la compagnie suisse a, depuis le 1 er septembre 1752, un nouveau commandant, Jean-François-Joseph, chevalier de Hallwyl, qui, devenu colonel, a donné son nom au régiment du défunt Louis-Ignace de Karrer, fils aîné du fondateur de l'unité. On parle maintenant du régiment de Hallwyl avec respect car cinquante hommes, envoyés en Nouvelle-France pour participer à la défense de Louisbourg, assiégé par les Anglais, se sont vaillamment battus sans avoir pu contenir les assaillants. Le 27 juillet 1758, ces derniers ont rasé la vieille citadelle française après la reddition de la ville.
Chaque mois va désormais apporter en Louisiane, avec retard car les liaisons sont rares, son lot de mauvaises nouvelles. On apprend, à la fin de l'année 1759, qu'au mois de septembre Montcalm a péri, comme Wolfe, le général britannique, au cours de la bataille des plaines d'Abraham. C'est une cuisante défaite et les Louisianais accueillent à La Nouvelle-Orléans, avec toute l'affection et la considération dues à des combattants malheureux, les restes de la garnison de deux cents hommes du fort Duquesne. Exténués, transportant blessés et malades, les soldats de M. de Ligneris ont descendu le Mississippi après avoir sabordé leur forteresse de rondins, incendié les magasins et les maisons pour ne laisser aux « tuniques rouges » du général Forbes que ruines inhabitables, retranchements effondrés et silos vides. Quelques mois plus tard parviennent en Amérique les échos du désastre naval de la baie de Quiberon. Le 9 novembre 1759, la flotte française de Brest, commandée par le comte de Conflans, maréchal de France, qui approchait des côtes pour embarquer les troupes du duc d'Aiguillon, destinées à un débarquement en Angleterre, a été attaquée par l'escadre britannique de l'amiral Hawke. Les vaisseaux que les Anglais n'ont pas coulés, brûlés ou truffés de boulets se sont fracassés sur les récifs ! Ces pertes en navires ne peuvent qu'aggraver l'isolement de la colonie, qui ne dispose plus que des rares et médiocres bateaux qu'on y construit. À la fin de l'année 1760, la chute de Québec et la reddition de Montréal, intervenue en septembre, portent un coup sérieux au moral de la population qui, en dépit de toutes les difficultés de déplacement, s'est accrue pour atteindre onze mille Blancs et cinq mille Noirs.
Kerlérec, qui avait écrit, depuis 1755, quinze lettres, restées sans réponse, à Rouillé, puis à Machault d'Arnouville, son successeur au ministère de la Marine, n'a pas plus de chance avec le duc de Choiseul qui détient, à partir de 1761, les ministères de la Guerre et de la Marine. À tous, le gouverneur a tenu et tient le même langage : la Louisiane manque de tout, les magasins du roi sont dégarnis, les réserves des particuliers épuisées, on a dû demander aux Espagnols de Veracruz vingt mille livres de salpêtre et de soufre pour faire de la poudre à canon. Les exploitants agricoles, qui ensemencent de plus en plus de surface, ont produit quatre-vingts tonnes de tabac, un record, qui valent trois millions six cent mille livres, quarante et une tonnes d'indigo, ce qui devrait rapporter plus de quatre cent mille livres, de la cire à chandelles et d'autres produits, mais ils ne trouvent comme acheteurs que les Espagnols de Pensacola, aussi démunis de numéraire qu'eux-mêmes. Les négociants, qui ont entassé dans leurs entrepôts pour deux cent cinquante mille livres de peaux – castor, lynx, loup, renard, chat sauvage, bison, chevreuil –, d'huile d'ours, de planches de cyprès, ne peuvent trouver preneurs qu'en Europe et attendent en vain les navires qui pourraient transporter ces marchandises. Si l'on ajoute à cela que la colonie détient, en lettres de change tirées sur le Trésor de la marine, la valeur de six millions six cent quatre-vingt-seize mille livres, on peut considérer que l'économie de la Louisiane serait
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