Au Pays Des Bayous
Les cartes approximatives de la région pouvaient, à cette époque, donner l'impression que la ville était construite sur un territoire entouré d'eau, puisque délimité par le Mississippi, le lac Pontchartrain, le lac Maurepas, les bayous Saint-Jean et Manchac. Le 13 novembre 1762, Charles III, qui avait un moment hésité à accepter un cadeau jugé encombrant, fit connaître son consentement en escomptant que la Louisiane pourrait lui servir de base contre l'Angleterre. Il contresigna l'accord à San Lorenzo el Real, après avoir tracé les mots « Moi le Roi ». Richard Wall 8 , alors ministre d'État, qui devait représenter Charles III pour la mise au point du traité de Paris, avait paraphé le document. C'était la première fois que l'Espagne intégrait à son empire d'Amérique un domaine entièrement colonisé par une autre puissance et peuplé de Blancs d'origine étrangère.
Quand les Louisianais connurent la teneur exacte de l'accord de Fontainebleau, ils refusèrent d'y croire, puis, imaginant une manœuvre diplomatique, ils se prirent à espérer une annulation de la cession lors de l'élaboration du traité de Paris. Or les parlementaires chargés de faire la paix confirmèrent le don fait par Louis XV à son cousin Charles III. Le 10 février 1763, le sort de la Louisiane fut scellé : une partie devint colonie espagnole, l'autre fut livrée aux Anglais. Car, décision consternante pour les Français, l'article 6 du traité attribuait aux Britanniques la rive gauche du Mississippi, sauf La Nouvelle-Orléans et son « île », territoire dévolu à l'Espagne avec ceux de la rive droite du fleuve. Cela signifiait que le riche pays des Illinois, pour lequel on s'était tant battu, était livré aux colons anglo-saxons, ainsi que les établissements du littoral dont Mobile, deuxième ville de la colonie. Comme en prenant possession des Florides les Anglais s'étaient installés à Pensacola, dont ils développaient les installations, le port de La Nouvelle-Orléans risquait fort de perdre son rôle commercial. Mais de tout cela les Louisianais ne devaient être informés que plus tard. Ils allaient encore passer de longs mois dans une béate incertitude, se berçant d'illusions, tantôt proclamant leur indéfectible attachement à Louis le Bien-Aimé, tantôt prêts à accueillir des Espagnols qui ne se montraient pas !
On pourrait admettre que, le traité du 10 février 1763 ayant mis un terme à l'aventure coloniale de la France en Amérique, notre récit s'achevât sur l'image d'une Louisiane indolente et soumise. Ce serait une dérobade devant la réalité historique, doublée d'ingratitude pour un pays où l'amour de la France est resté vivace jusqu'à nos jours 9 , en dépit de tous les abandons. Si les traités disposent, il arrive que les hommes imposent. Si paradoxale que l'évolution puisse paraître dans un monde où s'accélèrent toutes les décolonisations, jamais la Louisiane ne fut autant française que sous la domination espagnole ! C'est pourquoi l'intermède vaut d'être conté.
Vaines résistances
Le traité de Paris, un des plus humiliants que la France ait jamais été contrainte de signer, réduisit son empire de treize millions de kilomètres carrés à quelques îles : la Martinique, la Guadeloupe, Sainte-Lucie, Belle-Isle, avec l'aumône d'un droit de pêche à Terre-Neuve et à Saint-Pierre-et-Miquelon. La monarchie perdait, en plus de la Louisiane, le Canada, l'île Royale, la Grenade et les Grenadines, le Sénégal, sauf l'île de Gorée. De son domaine des Indes, elle ne conservait que les cinq comptoirs dont les écoliers devraient plus tard retenir les noms sonores, lest opulent des rêves exotiques : Chandernagor, Yanaon, Karikal, Pondichéry, Mahé !
Dans cette débâcle coloniale, la Louisiane, si souvent abandonnée par une mère patrie lointaine et inconstante, ne s'abandonna pas. D'abord, la lenteur des relations maritimes et l'indolence de l'administration royale firent qu'il fallut attendre le mois d'octobre 1764 pour que M. d'Abbadie eût en main une lettre de Louis XV, datée du 21 avril et contresignée par le duc de Choiseul. Le souverain et le ministre informaient officiellement les Louisianais de leur changement de nationalité intervenu… deux ans plus tôt ! Il annonçait aussi au directeur général, à qui M. de Kerlérec avait remis ses pouvoirs avant de rentrer en France, qu'un gouverneur et des officiers espagnols
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