Au Pays Des Bayous
Mississippi, principalement la passe est, dite passe aux Loutres, la plus aisément navigable. Il fit immédiatement entreprendre à la Balise d'importants travaux de fortification, afin de faire du vieux fort français une véritable citadelle. Comme l'ambiance lui plaisait plus que celle de La Nouvelle-Orléans, il s'y installa pendant neuf mois pour surveiller lui-même l'activité des maçons, des charpentiers et des artisans habiles qu'il avait amenés de La Havane. Il fit bâtir, sur une pointe voisine, qu'il nomma Reina Católica, une jolie chapelle blanche et une maison à galerie afin de pouvoir, le soir venu, goûter la brise relativement fraîche du golfe du Mexique et se livrer, par ciel clair, à des observations astronomiques, son vrai plaisir. Dans cette résidence, le gouverneur aurait coulé des jours heureux s'il n'y avait eu, à quelques jours de navigation, Aubry, Foucault, les deux fonctionnaires espagnols, le Conseil supérieur de la colonie et les Français. Chaque semaine lui apportait, par pirogue rapide, des rapports, des lettres, des demandes d'argent, des récriminations. Or ces gens ignoraient que le gouverneur avait voulu parfaire les installations de la Balise, non seulement pour prendre ses distances avec une société qui l'agaçait, mais aussi pour accueillir la marquise péruvienne qu'il avait épousée par procuration !
Deux ans plus tôt, le savant avait en effet décidé qu'il était en âge – quarante-huit ans à l'époque – de se marier. Comme il n'avait guère l'occasion de rencontrer des demoiselles en mal d'époux, il s'était adressé au roi, d'abord pour obtenir la permission de prendre femme, ensuite pour demander à Charles III de lui en trouver une ! Dans une lettre touchante, il avait expliqué au souverain qu'étant second fils de Bernardo de Ulloa, il n'hériterait aucune des propriétés familiales proches de Séville et que, n'ayant pas de fortune personnelle, il devait penser à sa retraite ! Une dot serait bienvenue ! Il ajoutait que les cinq fils Ulloa étaient tous célibataires, l'un parce qu'il était prêtre, les autres par goût. Il fallait qu'il y en eût un qui se dévouât pour perpétuer le nom. Charles III, n'ayant pas trouvé de fiancée disponible sur le marché péninsulaire, s'était rabattu, en 1766, sur la fille du comte de San Xavier, la belle marquise d'Abrado, doña Francisca Ramírez de Lareda y Encalda. Cette Péruvienne, la plus belle fille du pays, disait-on, apportait en dot une fortune. Née créole, elle ne pouvait qu'être flattée de devenir la femme d'un authentique gentilhomme peninsular , c'est-à-dire métropolitain ! Certes, elle avait trente ans de moins que son futur mari, mais, les suggestions du roi d'Espagne étant des ordres, elle avait envoyé son joli minois peint sur ivoire au fiancé qui venait d'être nommé gouverneur de Louisiane. On ignore si M. de Ulloa avait expédié en retour son portrait miniaturisé, mais le mariage avait été scellé par procuration, la cérémonie nuptiale et la consommation étant remises à plus tard. Or, au printemps 1767, on fit savoir à doña Francisca que tout était prêt pour la recevoir. Elle prit le bateau pour la Balise, où son époux l'accueillit avec des marques considérables d'estime et d'affection. À cent vingt kilomètres de là, la bonne société de La Nouvelle-Orléans, informée par les bateliers, attendait l'arrivée de la petite fiancée du gouverneur et se préparait à la célébration d'un mariage qui n'était encore que de papier. On repeignit l'église, qui retrouva ses bancs et ses bénitiers, et l'on balaya les rues. Pendant ce temps, les dames apprêtaient leurs toilettes, se concertaient pour l'organisation des réceptions et des bals, recensaient les porcelaines de Limoges qu'elles prêteraient volontiers pour le banquet et, dans toutes les maisons, les esclaves astiquaient l'argenterie. Le mariage du gouverneur serait l'événement de la saison.
On guettait encore l'arrivée des cartons d'invitation quand on apprit que M. de Ulloa et sa jolie marquise avaient échangé, en toute intimité, les alliances bénies par un simple capucin dans la chapelle blanche de Reina Católica, à la Balise, le seul endroit où flottait le pavillon du roi d'Espagne ! Le gouverneur, qui avait déjà contre lui les notables, les négociants, les militaires, les Acadiens et les Allemands, fournit ce jour-là aux ennemis des Espagnols un contingent
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