Au Pays Des Bayous
supplémentaire et particulièrement agressif : les dames de La Nouvelle-Orléans. Privées d'un grand mariage mondain et des distractions afférentes, celles-ci prirent la dérobade de l'Espagnol comme une humiliation préméditée, comme une insulte, et se répandirent en propos fielleux. La belle Mme de Ulloa fut détestée avant que d'être connue. Les maris et les galants tinrent le gouverneur pour un goujat et se réservèrent de le lui faire sentir. Le savant fut décrit, à l'époque, par Jean de Champigny 13 , dont il faut prendre la description avec grande réserve, comme étant « laid, sans noblesse, ni dignité, ni maintien ». « Sa figure respire l'hypocrisie et sa pensée est sans ressources », ajoutait l'officier.
Ces médisances passent pour observations véridiques quand les nouveaux mariés décident de venir s'installer à La Nouvelle-Orléans. Le 12 juillet 1767, le commissaire Juan José de Loyola, qui n'est pas en très bons termes avec Foucault, son alter ego français, prévient le gouverneur, qui passe sa lune de miel à la Balise, que rien n'a été préparé pour recevoir le couple. L'hôtel du gouvernement est dans un état de délabrement avancé et ne ressemble guère à un palais. Il est d'ailleurs occupé par Aubry, le gouverneur français, et sa famille qu'on ne peut décemment pas mettre dehors. Loyola se démène pour trouver deux maisons mitoyennes, qu'il loue à l'année, huit cent quatre-vingts pesos. Les artisans espagnols envoyés de la Balise se dépêchent de restaurer ces demeures, les relient par une galerie et les Ulloa font à La Nouvelle-Orléans une entrée protocolaire glaciale, malgré la chaleur étouffante de l'été subtropical.
Doña Francisca n'est certainement pas une jeune femme heureuse. Dès sa première nuit en ville, dans une maison qui n'a rien des grandes et confortables fincas péruviennes où elle a toujours vécu, elle est assaillie par des nuées de moustiques. Elle qui n'a jamais eu à sa disposition que des couverts d'argent massif souffre du manque de raffinement. Et puis, ce petit mari sec et ratatiné, si courtois et prévenant qu'il soit, ne ressemble pas aux héros des romans dont on lui faisait la lecture, le soir, tandis qu'une Indienne brossait longuement ses cheveux. Le fait de se trouver dans une demeure sans confort « à la frontière extrême de la civilisation », alors qu'elle doit faire figure de première dame du pays, lui paraît dérisoire. Mais c'est une femme de devoir, à qui une parfaite éducation a donné la force de supporter les rigueurs du destin. Elle a donc accepté le mari et la ville.
Si M. de Ulloa ne parvient pas à comprendre pourquoi tous les Louisianais qui l'approchent ont l'air de le détester, sa femme, qui ne parle pas français, est encore plus surprise de se voir ignorée par les épouses des grands propriétaires. Trois fois par semaine, les Ulloa accueillent chez eux les notables de la cité, mais ne reçoivent pas d'invitations en retour. Ils se sentent exclus d'une société qui, par certains aspects, ne manquerait pas de charme. Les aristocrates, ou qui se prennent pour tels, conservent le souvenir de la frustration nuptiale imposée par le gouverneur. Ils ont remarqué que la marquise est venue du Pérou avec ses suivantes et ses domestiques, belles Indiennes des hauts plateaux, qu'elle traite comme des égales. Or, pour les Louisianais, tout ce qui a la peau colorée est esclave et tout ce qui est esclave doit être tenu à distance. Il est vrai que les manières raffinées de Mme de Ulloa n'ont rien de la rusticité coloniale. C'est une femme gracieuse mais réservée, qui se défend d'émettre une opinion sur celle-ci ou celui-là et qui ne parle jamais des soucis que peut avoir son mari. Les bigotes la trouvent hautaine parce qu'elle ne se rend pas à l'église comme tout le monde pour y papoter et entend la messe chaque jour dans la chapelle aménagée sous son toit. Les épouses de planteurs rient de sa pusillanimité parce qu'elle a interdit qu'on fouette les esclaves sous ses fenêtres. En faisant allusion à la façon de vivre du couple, on parle dans les salons de suffisance sévillane ! La femme du gouverneur donnera à nouveau prise à la médisance quand elle s'isolera plus encore, à partir du jour où elle attendra un bébé. Les commères de la ville pensent qu'elle a honte de s'être livrée à un vieux mari. Elles ignorent que, dans la bonne société espagnole, les
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