Au Pays Des Bayous
critiques, de romans ; traducteur de Charles Lindbergh.
DEUXIÈME ÉPOQUE
Le temps des pionniers
1.
L'Amérique oubliée
Les héritiers du conquérant
Pendant la guerre de la ligue d'Augsbourg, que les Anglais appelèrent guerre de Neuf Ans, Louis XIV eut fort à faire et beaucoup à dépenser. Il ne put rien distraire ni de la flotte ni de l'armée ni même de ses caisses, qui sonnaient creux, pour relancer la colonisation de la Louisiane. Il fallut attendre, à l'automne 1697, la signature de la paix de Ryswick et l'apparition des velléités britanniques d'explorer les bouches du Mississippi pour que les sollicitations des héritiers, naturels ou moraux, de Cavelier de La Salle fussent prises en considération.
Le premier à se manifester, dès 1690, fut l'abbé Jean Cavelier, frère de l'explorateur défunt. Il ne cachait plus les tragiques circonstances de la mort de Robert et tentait, depuis son retour en France, de mobiliser les amis du disparu. Tourville et d'Estrées venaient de remporter, à Beachyhead, une belle victoire sur les flottes anglaise et hollandaise, quand le prêtre produisit un mémoire destiné à prouver au ministre de la Marine, le marquis de Seignelay, fils du grand Colbert, qu'il était indispensable de poursuivre l'œuvre commencée outre-Atlantique par le vice-roi d'Amérique. Il donnait fort justement à entendre que, si les Anglais contrôlaient un jour le cours du Mississippi, la France perdrait, non seulement la Louisiane, mais aussi le Canada. Ce mémoire éveilla peut-être des échos de sympathie mais ne provoqua aucune initiative officielle. L'État croulant sous les frais de toute nature, l'abbé et ses amis comprirent que la situation des finances royales constituait un obstacle infranchissable à la réalisation de leurs projets. On peut se demander si Jean Cavelier, qui se présentait comme le gardien intransigeant de la gloire de son frère, ne pensait pas aussi à sa carrière. Ses supérieurs lui avaient, semble-t-il, promis le poste de grand vicaire de la Louisiane, ce qui lui aurait conféré autorité, en tant que délégué de l'évêque de Québec, sur tous les religieux de la vallée du Mississippi.
Bien que démuni d'argent et pensant au sort des Français restés au fort Saint-Louis du Texas (il ignorait que ces derniers étaient morts depuis un an), le sulpicien tenta de trouver des commanditaires pour fréter un navire et retourner en Louisiane.
Seignelay, qui avait toujours soutenu Robert Cavelier de La Salle, fut emporté trop tôt par une pourpre soudaine et l'abbé Cavelier se trouva sans protecteur à la cour ni interlocuteur bienveillant. Tous ses efforts pour intéresser des gens influents à son affaire furent vains. Découragé, il regagna Rouen pour n'en plus sortir 1 .
En dépit d'une victoire navale qui avait réjoui les Français mais qui avait été suivie de revers, le moment choisi par le sulpicien pour présenter ses projets coloniaux n'était peut-être pas aussi propice qu'il l'avait cru.
Le roi, grand travailleur, bien que très attentif à la conduite de la guerre, ne se privait pas pour autant des plaisirs auxquels il était habitué. Il aimait la bonne chère – surtout le gibier et les viandes en sauce, qui lui provoquaient des crises de goutte – la chasse et les ragots. Il poursuivait avec application l'embellissement de Versailles, « cette royale maison bâtie dans un fond fort ingrat qui lui a déjà coûté trois cents millions », racontait François Hébert, curé de la paroisse 2 . En revanche, pour ce qui concerne les divertissements de la chair, qu'il avait fort goûtés, le Roi-Soleil paraissait assagi. Mme de Maintenon, « messagère de la Providence », pieuse maîtresse devenue épouse secrète, veillait. Elle faisait servir des grillades et clore les alcôves.
Si le souverain menait une vie relativement rangée, la cour offrait en revanche un échantillon de tous les vices humains. L'abbé Hébert explique, dans ses Mémoires , qu'on avait à Versailles la folle passion du jeu. « On voyait des bouchers enrichis jouer avec des cordons bleus », c'est-à-dire des dignitaires du Saint-Esprit. On buvait aussi beaucoup de vin et de liqueurs et les amours dérobées étaient si courantes que personne n'y prêtait attention. On considérait même, avec dédain, « la fidélité conjugale comme vertu roturière ». Mais il y avait pis, constatait le prêtre scandalisé. « Les crimes les plus
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