Au Pays Des Bayous
démenti par tous. Le Normand pouvait, certes, se montrer inflexible et sans aucune considération pour les faibles qui devaient se plier à la loi commune, mais il n'avait pas emmené de France quatre cents personnes, comme le disait le Parisien, seulement deux cent quatre-vingts. Si l'explorateur exigeait des autres, quel que fût leur grade, un labeur harassant, il était toujours en pointe dans l'effort comme au danger. On ne trouve nulle part, ni chez les inconditionnels comme Tonty ou Joutel ni chez les jésuites, pires rivaux de La Salle, mention d'un réflexe cruel, d'une punition injuste, d'une violence démesurée. Un comportement du genre de celui rapporté par Couture eût d'ailleurs été très vite sanctionné par une mutinerie brutale. Le récit fantaisiste de Barthélemy, enregistré par le traitant des Arkansa, s'explique peut-être par la peur que devaient inspirer au jeune homme ses anciens camarades devenus les assassins de Cavelier. En accablant la victime de toutes les turpitudes, il fournissait aux bourreaux des circonstances atténuantes et se ménageait, au cas où il les eût rencontrés, une excuse à ses bavardages.
Les assassins, qui se souciaient peu de rejoindre le Canada, où ils eussent risqué leur tête, avaient décidé, au lendemain de leurs forfaits, de retourner au fort Saint-Louis du Texas avec l'intention d'y construire des bateaux pour quitter le pays. L'abbé Cavelier, Joutel, le père Anastase Douay, Marle, Tessier, Barthélemy, Pierre Meunier et le petit Talon entendaient regagner le fort Saint-Louis des Illinois. Les deux groupes, quoiqu'il en coûtât sans doute aux amis des victimes de voyager avec des assassins, qui pouvaient à chaque instant attenter à leur vie, durent faire un bout de chemin ensemble. Tous devaient, en effet, passer par le grand village des Ceni pour embaucher des guides, sans qui les uns et les autres se fussent une fois de plus égarés. C'est chez les Indiens qu'ils rencontrèrent, au mois de mai 1687, deux anciens marins de l'expédition, Ruter et Grollet. Tous deux avaient déserté pour vivre chez les Sauvages. Nus, le visage tatoué, ils s'étaient fait une réputation de grands chasseurs grâce à leurs fusils. La polygamie, en usage chez les Ceni, leur paraissait très agréable. James s'empressa de se joindre à ses anciens compagnons, mais, avant de quitter les autres, il exigea de Duhault, qui s'était promu chef d'expédition, les gages que M. de La Salle était censé lui devoir, plus des étoffes destinées aux futures épouses qu'on ne manquerait pas de lui proposer ! Comme le négociant refusait avec humeur, l'Anglais l'abattit d'un coup de pistolet tandis que Ruter blessait de plusieurs balles le chirurgien Liotot. Bien qu'étant du complot, les deux aventuriers, qui n'escomptaient que le butin qu'on venait de leur refuser, n'avaient pas pris part aux meurtres. Aussi eurent-ils l'audace, devant Joutel et les religieux, de se poser en justiciers, vengeurs de M. de La Salle dont ils chantaient, un peu tard, les louanges. Comme Ruter se préparait à donner le coup de grâce à Liotot, l'abbé Cavelier obtint que le meurtrier pût se confesser. Ruter accorda le délai demandé, puis, ayant fait observer que M. de La Salle et Moranger n'avaient pas eu la même faveur, il acheva froidement le chirurgien.
Quand vint le moment de la séparation, Pierre Meunier, fils d'un secrétaire du roi, choisit lui aussi de rester chez les Sauvages. On lui confia le petit Talon, qui, suivant les vœux exprimés autrefois par M. de La Salle, devrait apprendre la langue des Indiens.
Quelques semaines plus tard, alors que Joutel et ses amis remontaient le Mississippi, Marle se noya. Les autres mutins ne connurent pas un sort meilleur. Le valet de Duhault, Larchevêque, et Grollet furent, en avril 1689, saisis par des Espagnols venus du Mexique. Le Français qui guidait cette reconnaissance vers le fort Saint-Louis du Texas, dévasté par les Indiens, était un ancien de la troupe de M. de La Salle. Il identifia les deux loustics indianisés comme les complices des assassins de son maître. Alonzo de León, le gentilhomme qui commandait le détachement, fit arrêter les renégats et les envoya en Espagne, où ils furent jetés en prison.
Dans son excellente biographie de Cavelier de La Salle, Léon Lemonnier 16 nous apprend ce qu'il advint de deux autres complices des meurtriers : « Quant au flibustier James, vengeur de La Salle, et qui
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