Au Pays Des Bayous
branchues. Les hommes qui remontaient le fleuve vers la région des Arkansa et des Illinois, jusqu'aux confluents du Mississippi avec le Missouri ou l'Ohio, pour trouver des terres plus hospitalières, rencontraient peut-être moins de moustiques et de serpents mais ils entraient alors dans le domaine des ours et des loups.
Telle était cette colonie dont l'avenir, dans la première décennie du XVIII e siècle, paraissait des plus incertain. Comme pour ajouter à ses misères et aux difficultés du temps, ses dirigeants, tombant dans le travers très français de la chicane vaniteuse, allaient se déchirer à coups de rapports, de plaintes, de ragots dont Bienville serait le premier atteint.
Bienville contesté
La querelle fut lancée quand Nicolas de La Salle, commissaire ordonnateur qui souffrait peut-être, étant donné le dénuement ambiant, de n'avoir rien à ordonner, adressa, le 7 septembre 1706, une lettre à M. de Pontchartrain. L'attaque contre les Le Moyne, vivants ou défunts, eut le mérite d'être claire, catégorique et signée. « D'Iberville, Bienville et Châteauguay, les trois frères, sont coupables de toute espèce de méfaits et sont des voleurs et des fripons qui dilapident les effets de Sa Majesté. » De telles accusations exigeaient des preuves : La Salle ne proposa que des récriminations personnelles et des ragots.
Ce La Salle, dont l'homonymie avec le découvreur ne trompe heureusement plus personne, se prend pour un grand administrateur. C'est un atrabilaire pédant et prétentieux, prototype de ces subalternes avides d'autorité et d'honneurs qui, n'étant rien en France, se croient tout dans la colonie. Au long de son histoire, l'empire colonial français en comptera des milliers de cette espèce qui, mêlés à toutes les intrigues de sous-préfecture, de mess et d'alcôve, se rendront insupportables aux autochtones, dévoieront les initiatives généreuses et nuiront à la réputation de la France au lieu de la servir. Parce qu'on leur a donné, afin de leur assurer quelque prestige aux yeux des indigènes, un titre auquel ils n'auraient jamais pu prétendre si les candidats à l'exil outre-mer avaient été plus nombreux et de meilleure qualité, ils se comportent avec outrecuidance et se poussent dans la carrière à coups de brimades pour les uns, de rapports délateurs ou flagorneurs pour les autres.
La mission du colonisateur, en ce qu'elle doit avoir de noble et d'utile, ne peut exalter ces esprits communs. Elle exaspère en revanche les ambitions des médiocres, en conférant à ces derniers l'apparence de compétences qu'ils ne possèdent pas.
Peut-être faut-il reconnaître à la décharge de Nicolas de La Salle qu'il avait, comme d'autres résidents de la Mobile, des raisons d'être aigri. Venu avec sa femme et ses enfants en escomptant une position de premier plan et une vie facile, il avait de quoi être déçu. Comme le regretté Iberville, Bienville commande et n'attend de l'ordonnateur que l'enregistrement de ses décisions sans discussions ni murmures, même quand elles ne paraissent pas au fonctionnaire d'une parfaite orthodoxie administrative.
Les Le Moyne sont ainsi, sûrs de leur fait, forts de leur expérience, fiers de leurs exploits. La Louisiane est pour eux une affaire de famille, un fief qu'ils entendent gérer à leur manière. Ils ont, en outre, une façon à eux de tenir les comptes coloniaux, qui ne peut manquer de choquer les ronds-de-cuir des bureaux ministériels. Il leur arrive même – Iberville fut poursuivi pour cela et ses héritiers après lui – de se faire rembourser deux fois les frais engagés pour la colonie, d'utiliser les traversiers du roi pour transporter de la Mobile à Veracruz des marchandises négociables à leur seul profit, de prendre des commissions sur les denrées envoyées de France pour les colons, d'obtenir des Indiens des produits commercialisables en échange des cadeaux offerts aux caciques par le roi.
Nicolas de La Salle, qui ne se prive pas de souligner ces irrégularités, dont il ne bénéficie pas, est aussi un ingrat. Sans Iberville, qui l'a tiré trois ans plus tôt de ses petites fonctions d'écrivain de marine, il n'eût jamais pu prétendre aux responsabilités qu'il détient.
Dans sa lettre au ministre, il s'en prend aussi aux Canadiens, depuis toujours compagnons d'élection des Le Moyne. Ces coureurs de bois traitent les fourrures sans rendre compte, vendent de l'eau-de-vie aux Indiens
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