Au Pays Des Bayous
la trop fréquente incompétence des hommes envoyés dans les territoires avec des pouvoirs qu'ils étaient incapables d'assumer, le manque d'obstination et de pugnacité des colons subventionnés, les intrigues locales, les prévarications, les concussions, les luttes d'influence, que ne compensait pas un véritable esprit de compétition commerciale, firent que les compagnies coûtèrent plus qu'elles ne rapportèrent à la France.
Alors que les sociétés étrangères, aux statuts plus libéraux, rassemblaient des marins, des marchands, des financiers, qui administraient librement leurs affaires, en retiraient gloire et profit, supportaient pertes et risques, les compagnies françaises tenaient tout du roi et des ministres : leur existence, leurs statuts, leurs capitaux, leurs directeurs.
Jules Duval, dans un article publié le 12 juin 1869 par la Revue des cours littéraires de la France et de l'étranger , définit bien les vices, très français et hélas encore perceptibles de nos jours, qui conduisirent les compagnies, et notamment celles qui gérèrent la Louisiane, à l'échec. « Au lieu de vivre de leur propre sève, elles vécurent d'une sève extérieure, artificielle, subordonnée à toutes les fluctuations du caprice ministériel et de la faveur royale. Les courtisans tinrent plus de place dans leurs rangs que les hommes de commerce et de marine ; leurs conseils furent présidés par le ministre ou par le prévôt des marchands de Paris, deux fonctionnaires. Les compagnies françaises, en un mot, furent des branches de l'administration publique, l'une des cinq grandes fermes de l'État, tandis que les compagnies anglaises étaient des entreprises particulières, simplement patronnées et surveillées par l'État. »
Si l'on ajoute à cela que les monopoles accordés aux compagnies rendirent celles-ci impopulaires dans les colonies et stérilisèrent souvent les initiatives des colons, on conçoit mieux les difficultés que connut la mise en valeur de la Louisiane, qui, cependant, ne manquait pas d'atouts économiques. Les compagnies créèrent en revanche des sinécures pour fils de famille en rupture de ban, ou que des parents voulaient éloigner. Elles offrirent aux aventuriers des passages gratuits vers le Nouveau Monde, aux nobliaux sans terres des domaines héréditaires, aux déserteurs des reconversions indulgentes, aux religieux des terrains de chasse à l'âme sauvage dans un temps où le sabre et le goupillon étaient instruments de colonisation.
Un missionnaire dominicain, le père Jean-Baptiste Dutertre, traduisait clairement le sentiment inspiré aux colons par les compagnies et leurs représentants : « À ce seul nom [compagnie], l'alarme fut aux colonies. Les noms de compagnie et de commis y étaient si horribles, que la seule pensée de les y voir rétablis n'y pouvait passer que pour une folie. »
Les colons louisianais devaient connaître le joug de plusieurs compagnies, notamment sous l'autorité du brasseur d'affaires Antoine Crozat, puis sous la férule du banquier John Law, deux hommes qui jamais ne mirent les pieds en Louisiane.
L'irrésistible ascension d'un fils de cocher
Le 10 février 1710, le commissaire ordonnateur de Louisiane, Martin Diron d'Artaguiette, écrivit au ministre pour réclamer, une fois de plus, l'envoi de jeunes filles susceptibles de devenir les épouses que souhaitaient les colons. « C'est le seul moyen de les fixer », précisait le gentilhomme. Il profitait du même courrier pour faire savoir à Pontchartrain que le commandant du poste de Détroit commençait à indisposer tout le monde. « J'ai reçu de fortes plaintes contre M. de La Mothe-Cadillac par ceux qui sont venus cette année du Canada. Il ne se contente pas de leur dire que c'est un pays [la Louisiane] pestiféré et misérable, mais il a donné l'ordre à ses Sauvages de les piller et de les amener au fort pieds et mains liés. Ceux qui, par votre permission, viennent ici ne sont guère mieux traités. »
Diron d'Artaguiette aurait eu bien d'autres manquements à reprocher à La Mothe-Cadillac, dont la gestion de Détroit était désastreuse. Détesté des religieux, méprisé par ses subordonnés, cupide et hâbleur, il passait son temps à dénigrer la colonie qu'il aurait dû servir. Installé trop inconfortablement à son gré, ne tirant de ses fonctions que de maigres profits, le Gascon donnait libre cours à ses rancœurs et brutalisait tous ceux qui ne
Weitere Kostenlose Bücher