Au Pays Des Bayous
dénué de scrupules, vaniteux comme un paon, avide de considération et d'honneurs, ne fit pas exception à la règle. Recherchant le noble voisinage des détenteurs des plus hautes charges financières et des fermiers généraux, il s'était fait construire en 1703, par Pierre Bullet, architecte du roi et de la ville de Paris, un splendide hôtel particulier sur la toute nouvelle place Vendôme, le numéro 17, devenu, depuis 1910, l'hôtel Ritz. En 1706, Crozat s'était s'offert le rare plaisir de racheter à son ancien employeur, Pennautier, le terrain que celui-ci avait acquis en 1700 pour soixante mille livres et qui jouxtait le sien, ce qui avait rendu le fils du cocher propriétaire, sur la plus belle place de Paris, de trois mille huit cents mètres carrés au sol. Sur cette parcelle, Bullet construisit un autre hôtel où, en 1709, Crozat logea sa fille Marie-Anne, qui venait d'épouser le comte d'Évreux.
Homme d'action obstiné, persévérant, dur avec qui ne pouvait le servir, Crozat, pour faire comme les princes, se voulait aussi mécène. Largillière a peint de lui un majestueux portrait et l'on peut voir, au musée Fabre, à Montpellier, celui de Mme Crozat « travaillant à la tapisserie », peint par Jacques-André Aved. Tout en collectionnant les tableaux de maîtres pour orner les murs de ses salons, le financier s'intéressait aussi à la musique, dont Louis XIV disait qu'elle est « le plus coûteux de tous les bruits ». On donnait chez les Crozat des concerts réguliers de musique italienne, qui furent à l'origine des concerts sur abonnements de Mme de Prie, maîtresse du duc d'Orléans.
Tandis que s'engageaient à Paris, chez le ministre de la Marine, les discussions nécessaires à la mise au point de la privatisation de la Louisiane, les experts pouvaient se faire une idée des entreprises de M. Crozat en évaluant ce que le financier venait de retirer du voyage d'un de ses bateaux, portant l'un des titres acquis par le financier, le Baron-de-La-Fauche . Le navire, armé par l'une des compagnies de Crozat et commandé par le capitaine Magon de La Chipaudière, de Saint-Malo, était rentré à Lorient au mois de juin. Il rapportait de Saint-Domingue six millions de piastres d'argent. La Compagnie avait besoin chaque année de dix à vingt tonnes d'argent, en pièces ou lingots, et tous les navires affrétés par Crozat en transportaient. Les pièces, des piastres 2 , fabriquées par les ateliers monétaires des colonies espagnoles, transitaient principalement par Saint-Domingue – plus tard elles transiteront par la Louisiane – avant d'aboutir à Lorient, d'où elles étaient réparties, suivant l'importance des transactions en cours, dans les comptoirs coloniaux.
L'argent représentait d'ailleurs la moitié des cargaisons envoyées dans ces comptoirs. Le reste des chargements était constitué par des produits et denrées destinés au ravitaillement des Européens établis dans les colonies : farine, eau-de-vie d'Armagnac ou de Charente et, surtout, vin de Jerez et de Bordeaux. Pondichéry consommait de huit à dix mille bouteilles de bordeaux par an ! On emportait aussi des marchandises destinées à la revente : gros draps de Picardie ou draps légers du Maine ou de Languedoc. Le lest des bateaux, constitué de barres de fer, devenait aussi à l'arrivée une marchandise fort appréciée aux colonies.
Une telle maîtrise du commerce colonial et une aussi bonne rentabilisation des voyages au long cours étaient de nature, on s'en doute, à donner pleine confiance à ceux qui traitaient avec M. Crozat. Précurseur, à la fois, des grands armateurs grecs de notre temps et des affairistes modernes que les républiques, comme autrefois les monarchies, tolèrent, utilisent et soutiennent quand des intérêts, qui ne sont pas tous nationaux, le commandent, le fils du cocher toulousain pouvait donc aisément prétendre à l'exploitation du domaine américain.
La Compagnie de Louisiane
Tel est le personnage à qui, le 12 septembre 1712, par lettres patentes signées à Fontainebleu, le roi concède, pour une période de quinze années, le privilège du commerce exclusif « dans tout le pays situé entre le Nouveau-Mexique et la Caroline et qu'arrosent le Mississipi et ses affluents », c'est-à-dire la Louisiane. Le bénéficiaire de ce monopole, à qui est reconnue « la propriété à perpétuité » de toutes les terres qu'il mettra en valeur et de tous les
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