Au Pays Des Bayous
étaient condamnables et furent condamnés, la déportation administrativement organisée d'autres catégories de malheureux, hommes et femmes, se prolongea pendant des mois sans émouvoir personne. Il est vrai que le phénomène n'était pas neuf et touchait le plus souvent des gens peu recommandables. Cependant, des innocentes se trouvèrent parfois traitées avec à peine moins de rigueur et guère plus de considération que les prostituées et les voleuses. Dès le XVII e siècle, on avait envoyé outre-Atlantique, à la demande de Colbert et pour peupler la Nouvelle-France, des orphelins et des orphelines élevés dans les hôpitaux de la Pitié et de la Salpêtrière. En octobre 1680, cent vingt-huit jeunes filles pourvues d'un trousseau avait été expédiées à la Martinique et l'on admet aujourd'hui que c'est grâce à ces déportations que la population du Canada passa de deux mille à dix mille âmes entre 1660 et 1683. À ces jeunes filles on ajoutait parfois un contingent de galériens inemployés et de débauchés.
On ne fit donc, sous le régime de Crozat et le système de Law, qu'appliquer au peuplement de la Louisiane une méthode qui avait fait ses preuves. En 1713, un premier groupe de fiancées, rassemblé à Lorient, avait été convoyé jusqu'aux habitants de Mobile par Mme de La Mothe-Cadillac. Le deuxième n'arriva que sept années plus tard, le 27 février 1720, à bord de la Mutine , une frégate de cent quatre-vingts tonneaux. Parti du Havre le 12 décembre 1719, le navire établit cet hiver-là un record de vitesse en effectuant la traversée, qui durait généralement trois mois, en soixante-deux jours. Mais le contingent le plus important, dont on connaît le mieux l'odyssée, fut celui des « filles à la cassette », ainsi nommées parce qu'elles étaient dotées par le roi et pourvues d'un trousseau qui comprenait « deux paires d'habits, deux jupes, deux jupons, six corsets, six chemises, six garnitures de tête […] » et d'autres accessoires considérés comme indispensables à une jeune personne préparée au mariage. Embarquées sur la flûte la Baleine , les jeunes filles furent quatre-vingt-huit à découvrir la Louisiane, le 8 janvier 1721, en touchant terre à l'île aux Vaisseaux, où les attendaient les autorités de la colonie. Orphelines élevées dans les meilleurs principes à l'hôpital de la Salpêtrière, elles étaient accompagnées par trois religieuses, sœur Marie, sœur Saint-Louis, sœur Gertrude, et une sage-femme, Mme Dorville.
Le commissaire ordonnateur rapporta, au lendemain de l'arrivée des jeunes filles, que leurs trousseaux, ayant éveillé la convoitise des femmes de la colonie privées de linge et de fanfreluches depuis longtemps, avaient été rapidement dispersés. « Si la sœur Gertrude en avait amené dix fois davantage, elle en aurait trouvé en peu de temps le débit », écrivit Marc-Antoine Hubert. Trois mois plus tard, Delorme, garde-magasin, chargé, semble-t-il, de tenir la comptabilité matrimoniale de la colonie, annonce que, depuis le 4 mars, dix-neuf des passagères de la Baleine se sont mariées et que dix sont mortes. Il estime qu'il ne sera pas facile de marier les autres « parce que ces filles ont été mal choisies et se sont vite dérangées ». Il semble que cette brusque chute de moralité soit imputable à sœur Gertrude, « qui gouverne avec aigreur et caprice » et à sœur Marie « qui n'a aucun des talents nécessaires à une telle administration ». Sœur Saint-Louis, la seule qui trouve grâce aux yeux du rapporteur, a fort à faire pour maintenir les jouvencelles dans le chemin de la vertu. Le 25, c'est Bienville lui-même qui donne des nouvelles des demoiselles et annonce au conseil de Marine que trente et une sont casées. Il semble cependant que les filles à la cassette aient été attribuées à des hommes comme des objets. « On en a donné plusieurs à des matelots qui en ont demandé avec instance. C'étaient celles que l'on aurait eu bien de la peine à marier ! On ne les a accordées à ces matelots qu'à la condition expresse de se fixer dans la colonie, ce à quoi ils ont acquiescé. » On compte que ces marins mariés deviendront mariniers et piloteront sur les fleuves et rivières les canots et les barques qui doivent assurer les liaisons entre les différents postes et établissements du littoral et des rives du Mississippi.
Les demoiselles à la cassette n'étaient pas assez
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