Au Pays Des Bayous
nombreuses au gré des directeurs de la Compagnie pour fournir à la Louisiane la population féminine seule capable, par nature, sinon par goût, d'assurer le peuplement. Aussi eut-on recours, comme cela se pratiquait déjà pour d'autres colonies, aux femmes dites de mauvaise vie. L'immense hôpital de la Salpêtrière, dont une pierre du porche indique la date de construction, 1657, en hébergeait beaucoup et de tout genre. « Vieilles ou jeunes, françaises ou étrangères, saines ou infirmes, sensées ou imbéciles, grosses ou stériles, tout y est venu », précisera un observateur de police au commencement du XVIII e siècle 6 . Si les orphelines destinées aux colons de Louisiane sortaient de l'internat normal, d'autres femmes furent, pour les besoins de la colonisation, tirées de la prison de la Force, annexe carcérale de l'établissement hospitalier. On y trouvait des prostituées, qui ne doivent pas être confondues avec les ribaudes, débauchées, avorteuses ou « tenancières d'école de prostitution et de sodomie », des filles devenues insupportables à leurs parents et placées, à tort ou à raison, en maison de correction, des mendiantes professionnelles, des fausses saunières, des voleuses et des femmes de meilleure condition, mais enfermées par lettres de cachet pour « délits commis contre Sa Majesté, la Religion, le Gouvernement et le public ».
Nous ignorons si des personnes appartenant à cette dernière catégorie furent envoyées en Louisiane, mais il est prouvé que de nombreuses prostituées ou condamnées de droit commun de la Force prirent le chemin de la colonie. Certaines avec une relative satisfaction, parce qu'elles préféraient la liberté en exil plutôt que l'internement en France, mais la plupart en état de rébellion contre un système qui les ravalait au rang de machines à plaisir, ce dont on prétendait les protéger, ou de machines à procréer, ce qui n'était pas souvent leur vocation.
De ces femmes, l'abbé Prévost en distingua une dont il fit, sous le nom de Manon Lescaut 7 , l'inoubliable héroïne d'un roman qui arrachait des larmes à Diderot, et Voltaire disait, parlant de l'auteur, « le langage des passions est sa langue naturelle ». Fils d'un procureur du roi en Artois, Antoine-François Prévost, religieux intermittent, soldat d'occasion, défroqué vagabond, libertin sentimental ayant toujours une affaire de cœur en train, journaliste, auteur de cent douze volumes, romans, récits historiques ou de voyages, essais religieux ou philosophiques, traductions d'ouvrages anglais, ne mit jamais les pieds en Louisiane. Il vit, en revanche, les pauvres filles destinées à la déportation coloniale traverser Pacy-sur-Eure, où il résidait, « enchaînées six à six par le milieu du corps » sur des charrettes encadrées par des archers. Conspuées par les mères de famille, abreuvées de propos et gestes obscènes par les paysans, d'injures par des bien-pensants concupiscents mais hypocrites, les pauvres filles n'avaient d'autre moyen, pour survivre pendant le transport, que s'offrir le soir aux soldats de l'escorte pour une ration supplémentaire ou un verre de vin.
Depuis la publication du roman, des critiques, des historiens, des écrivains, certains célèbres comme Diderot, Stendhal, Mérimée, Sainte-Beuve et André Billy, ont tenté, sans parvenir à une certitude, d'établir l'identité des modèles de Manon et du chevalier des Grieux qui, par amour, et avec l'espoir de sauver sa belle polissonne, avait suivi la déportée en exil. Le baron Marc de Villiers du Terrage 8 , descendant du chevalier de Kerlérec, dernier gouverneur français de Louisiane de 1752 à 1762, a cru reconnaître Manon dans une certaine fille Froget, dite Quantin, née à Angers, et des Grieux sous le nom du jeune Avril de La Varenne, aristocrate débauché. La Mothe-Cadillac, qui eut à se plaindre des agissements de La Varenne, révèle dans un rapport : « il causait un grand déplaisir à sa parenté ». La fille Froget et son amant semblent bien être arrivés en mai 1715 en Louisiane, à bord de la Dauphine , une flûte commandée par le capitaine Béranger. À peine débarquée, la femme Quantin devint la maîtresse de M. Raujon, un des directeurs de la Compagnie de Crozat, qui expédia La Varenne au pays des Illinois pour être libre de donner à sa compagne « tous les soirs, les portes et les fenêtres fermées, des leçons de calcul », commente
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