Au pied de l'oubli
s’exclama Julianna.
C’est assez, la paresse. Brasse-toi un peu. Il faut pas trop s’écouter dans la
vie ! Laisse la place à ta vieille mère, pis va retrouver les autres !
ordonna-t-elle.
Adélard céda la chaise longue et obéit. Qu’est-ce qui lui avait pris de confier
ses pensées ?
Étendue, Julianna releva sa robe pour dévoiler le plus de peau
possible en offrande au soleil. Elle aimait ses fils, sa « tribu »... Tous
devenus des hommes. Mais elle ne savait pas leur parler. Et puis, elle n’avait
pas envie de se rappeler la perte de Barthélémy. Barthélémy, il toussait et
toussait... Elle avait fait bouillir de l’eau... François-Xavier avait tardé à
aller chercher le docteur. Julianna serra la mâchoire. Elle devait oublier...
oublier ce ressentiment qui la grugeait par en dedans... Elle fouilla dans sa
poche et reprit le cadeau offert par son mari. Dans la paume de sa main, elle
étudia l’objet. Elle se redressa. D’un geste rageur, de toutes ses forces elle
le lança le plus loin possible dans l’eau.
Un porte-clés... franchement !
— Alors, Henry, vous croyez vraiment que le visage de notre province du Québec
sera transformé grâce à Jean Lesage ?
— Ah, monsieur le curé, non seulement j’en suis certain, mais c’est encore en
dessous de ce que nous pouvons imaginer comme changement.
Le repas était terminé depuis longtemps, des restes de gâteau traînaient dans
quelques assiettes. Les frères Rousseau batifolaient sur le bord de l’eau avec
les petites filles d’Isabelle. Excepté Jean-Baptiste, qui, de par sa condition
d’homme marié, ne s’abaissait plus à ces jeux enfantins. Réprimant l’envie qui
le tenaillait de se joindre aux baigneurs, il demeura attablé, à fumer, à boire
un café et à discuter de choses sérieuses entre hommes, tandis que dans la
cuisine, les femmes s’occupaient à ranger, à nettoyer, et à bavarder de tout et
de rien.
— Ben moé, j’ai même pas voté, dit Jean-Baptiste.
Il ne s’intéressait guère à la politique. À vingt-six ans,
jamais il n’avait jamais trouvé la nécessité de se rendre aux urnes.
Le curé Duchaine le réprimanda gentiment :
— C’est le devoir du citoyen.
— Mon neveu a raison. Pour moi, intervint Georges, c’est toujours du pareil au
même. Bleu ou rouge, c’est tout le temps au plus fort la poche.
— Tu es injuste, Georges, se défendit Henry.
— Bateau, j’suis juste ben réaliste. Tu viendras m’en reparler dans une couple
d’années. C’est rien que du niaisage. Un politicien, ça ment comme ça
respire...
— Vous exagérez... s’interposa le curé.
— Ce n’est guère gentil pour moi, dit Henry en gardant un air aimable.
— Georges pis moi, on a eu affaire aux vrais visages de nos chefs, expliqua
François-Xavier. On s’est battus pour nos terres, on a tout perdu.
Henry fronça les sourcils.
— Je suis bien placé pour vous comprendre, j’étais à vos côtés.
— On a jamais oublié tout ce que t’as fait pour nous, assura François-Xavier,
mais tu peux pas dire que les politiciens pis la justice, ça marche
ensemble.
— Une gang de menteurs pis de voleurs ! surenchérit Georges.
— C’était avant, dans le temps de Duplessis ! C’est pour ça que c’est le temps
que ça change ! s’écria Henry en reprenant le slogan de la campagne électorale.
Vous allez voir, mon parti va faire de la vraie politique.
— Diriger un pays, c’est comme diriger un journal, intervint Yves Boivin. Si tu
imprimes noir sur blanc, la moitié dumonde chiale pour que tu le
fasses en blanc sur noir... Pour moi, c’est le peuple, le problème : jamais
content. En affaires, quand tu votes du bon bord, t’es toujours gagnant.
— Pis c’est quoi, voter du bon bord, si c’est pas au plus fort la poche ? dit
Georges.
Henry prit sur lui. Il était entré en politique par conviction, pour servir le
peuple. La semaine dernière, lors des élections provinciales, il avait remporté
la victoire comme député libéral. Il savait que cela ne serait pas facile de
faire tomber les vieilles mentalités. Pendant les seize années qu’avait duré le
règne de Duplessis, ce petit chef de pacotille, ce dictateur avait enfoncé
profondément dans le crâne de ses sujets qu’ils n’étaient pas grand-chose. Il
les avait gardés dans l’ombre de lui-même pour
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