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Au pied de l'oubli

Au pied de l'oubli

Titel: Au pied de l'oubli Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Anne Tremblay
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s’exclama Julianna.
     C’est assez, la paresse. Brasse-toi un peu. Il faut pas trop s’écouter dans la
     vie ! Laisse la place à ta vieille mère, pis va retrouver les autres !
     ordonna-t-elle.
    Adélard céda la chaise longue et obéit. Qu’est-ce qui lui avait pris de confier
     ses pensées ?
    Étendue, Julianna releva sa robe pour dévoiler le plus de peau
     possible en offrande au soleil. Elle aimait ses fils, sa « tribu »... Tous
     devenus des hommes. Mais elle ne savait pas leur parler. Et puis, elle n’avait
     pas envie de se rappeler la perte de Barthélémy. Barthélémy, il toussait et
     toussait... Elle avait fait bouillir de l’eau... François-Xavier avait tardé à
     aller chercher le docteur. Julianna serra la mâchoire. Elle devait oublier...
     oublier ce ressentiment qui la grugeait par en dedans... Elle fouilla dans sa
     poche et reprit le cadeau offert par son mari. Dans la paume de sa main, elle
     étudia l’objet. Elle se redressa. D’un geste rageur, de toutes ses forces elle
     le lança le plus loin possible dans l’eau.
    Un porte-clés... franchement !

    — Alors, Henry, vous croyez vraiment que le visage de notre province du Québec
     sera transformé grâce à Jean Lesage ?
    — Ah, monsieur le curé, non seulement j’en suis certain, mais c’est encore en
     dessous de ce que nous pouvons imaginer comme changement.
    Le repas était terminé depuis longtemps, des restes de gâteau traînaient dans
     quelques assiettes. Les frères Rousseau batifolaient sur le bord de l’eau avec
     les petites filles d’Isabelle. Excepté Jean-Baptiste, qui, de par sa condition
     d’homme marié, ne s’abaissait plus à ces jeux enfantins. Réprimant l’envie qui
     le tenaillait de se joindre aux baigneurs, il demeura attablé, à fumer, à boire
     un café et à discuter de choses sérieuses entre hommes, tandis que dans la
     cuisine, les femmes s’occupaient à ranger, à nettoyer, et à bavarder de tout et
     de rien.
    — Ben moé, j’ai même pas voté, dit Jean-Baptiste.
    Il ne s’intéressait guère à la politique. À vingt-six ans,
     jamais il n’avait jamais trouvé la nécessité de se rendre aux urnes.
    Le curé Duchaine le réprimanda gentiment :
    — C’est le devoir du citoyen.
    — Mon neveu a raison. Pour moi, intervint Georges, c’est toujours du pareil au
     même. Bleu ou rouge, c’est tout le temps au plus fort la poche.
    — Tu es injuste, Georges, se défendit Henry.
    — Bateau, j’suis juste ben réaliste. Tu viendras m’en reparler dans une couple
     d’années. C’est rien que du niaisage. Un politicien, ça ment comme ça
     respire...
    — Vous exagérez... s’interposa le curé.
    — Ce n’est guère gentil pour moi, dit Henry en gardant un air aimable.
    — Georges pis moi, on a eu affaire aux vrais visages de nos chefs, expliqua
     François-Xavier. On s’est battus pour nos terres, on a tout perdu.
    Henry fronça les sourcils.
    — Je suis bien placé pour vous comprendre, j’étais à vos côtés.
    — On a jamais oublié tout ce que t’as fait pour nous, assura François-Xavier,
     mais tu peux pas dire que les politiciens pis la justice, ça marche
     ensemble.
    — Une gang de menteurs pis de voleurs ! surenchérit Georges.
    — C’était avant, dans le temps de Duplessis ! C’est pour ça que c’est le temps
     que ça change ! s’écria Henry en reprenant le slogan de la campagne électorale.
     Vous allez voir, mon parti va faire de la vraie politique.
    — Diriger un pays, c’est comme diriger un journal, intervint Yves Boivin. Si tu
     imprimes noir sur blanc, la moitié dumonde chiale pour que tu le
     fasses en blanc sur noir... Pour moi, c’est le peuple, le problème : jamais
     content. En affaires, quand tu votes du bon bord, t’es toujours gagnant.
    — Pis c’est quoi, voter du bon bord, si c’est pas au plus fort la poche ? dit
     Georges.
    Henry prit sur lui. Il était entré en politique par conviction, pour servir le
     peuple. La semaine dernière, lors des élections provinciales, il avait remporté
     la victoire comme député libéral. Il savait que cela ne serait pas facile de
     faire tomber les vieilles mentalités. Pendant les seize années qu’avait duré le
     règne de Duplessis, ce petit chef de pacotille, ce dictateur avait enfoncé
     profondément dans le crâne de ses sujets qu’ils n’étaient pas grand-chose. Il
     les avait gardés dans l’ombre de lui-même pour

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