Au temps du roi Edouard
valet de pied qui vidait une corbeille. Par cette chaude soirée de juillet, les fenêtres étaient ouvertes et les pigeons qui roucoulaient rendaient le silence aussi sonore que si les murs eux-mêmes avaient eu des voix. Lucie se hâta à travers les pièces vides. Elle détestait la solitude, même pour une demi-heure ; comme elle avait toujours eu des gens autour d’elle, elle ne pouvait supporter sa propre compagnie, et, maintenant, elle se sentait lasse et désemparée. Sans doute devrait-elle entrer dans la salle d’études et dire bonsoir à Viola, qui était en train de dîner, en robe de chambre et en papillotes ; mais, à peine conçue, cette idée la remplit d’ennui. Elle décida plutôt de faire appeler Sébastien, son favori. Arrivée dans sa chambre, elle dit à la soubrette qui préparait sa robe :
— Prévenez Sa Grâce, Button, que je désirerais le voir quelques instants.
— Ah ! quelle triste existence ! pensait-elle, s’asseyant à sa coiffeuse, jouant avec les bijoux posés devant elle.
Puis elle se rappela comment Léonard Anquetil l’avait regardée quand elle lui avait montré le jardin après le thé, et elle se sentit revivre. Les rubis, ce soir, décida-t-elle (elle venait de faire arranger ses pierres par Cartier, préférant l’art moderne aux lourdes montures de l’époque victorienne) ; la veille, elle avait mis les émeraudes, et sa tristesse lui revint en songeant qu’un jour, il faudrait qu’elle abandonne ces bijoux à la femme de Sébastien. Elle ne voulait pas devenirdouairière ou grand-mère ; elle ne voulait pas renoncer à être la maîtresse de Chevron. Son luxe et sa splendeur lui étaient infiniment agréables. Après tout, peut-être finirait-elle par épouser sir Adam, avant que Sébastien et sa femme ne la renvoient ; ce serait une déchéance que d’épouser un juif, et, physiquement, sir Adam n’était guère appétissant, mais ses millions étaient légendaires, et elle pourrait lui faire acheter une propriété aussi grandiose… Et aussi des bijoux, les siens, cette fois ; pas de questions d’héritage. D’ailleurs, sir Adam faisait tout ce qu’il voulait du roi. Si seulement il n’était pas physiquement amoureux d’elle, elle pourrait y réfléchir sérieusement…
Sébastien entra, et Lucie retrouva sa vivacité.
— Donnez-moi un peignoir, Button. Et commencez à me coiffer. Sébastien, passez-moi le plan de la table. Là, devant vous. Non, maladroit… Button, donnez-le à Sa Grâce… Maintenant, Sébastien, lisez-le tout haut pendant qu’on me coiffe. Oh ! c’est George Roehampton qui est à ma droite ?… Il le faut absolument. Cet homme est si ennuyeux ! Et, de l’autre côté, sir Adam ?… Ne me tirez donc pas les cheveux comme ça, Button, je n’ai jamais vu une femme aussi maladroite que vous ; maintenant, voilà que j’ai mal à la tête pour le reste de la soirée. Faites donc attention. Eh bien, je ne vais pas beaucoup m’amuser : sir Adam et George Roehampton ! Enfin, c’était inévitable. Ou bien, non, laissez-moi regarder… Cette miss Wace est si sotte qu’elle a très bien pu tout embrouiller. Approchez-vous, Sébastien, et tenez le plan de façon que je puisse le voir. Button,vous venez encore de me tirer les cheveux. Combien de fois faut-il vous dire de faire attention ? Si vous recommencez, je vous mets à la porte, je le jure… Plus haut, Sébastien, je ne vois rien.
Sébastien, debout, tenait le plan en cuir rouge où étaient insérés les noms des invités. Dans le miroir, il regardait sa mère. D’habitude, avec ses cheveux blonds et son petit visage chiffonné, elle avait l’air extrêmement jeune ; mais, à présent, elle était en train de mettre de la crème et d’enlever ses fards, pendant que Button ôtait ses postiches et les posait sur la coiffeuse. Les enfants appelaient cela des « rats ». C’étaient des objets répugnants, qui ressemblaient à des nids de l’année dernière, épais et chauds à la tête, dont on ne pouvait se passer, car ils étaient la base sur laquelle s’échafaudaient toutes les coiffures et à travers laquelle on plantait d’innombrables épingles. La grande préoccupation des femmes était de ne pas les laisser paraître. Souvent, au milieu de la conversation la plus passionnante, elles se risquaient à les tâter, et leurs visages revêtaient alors l’expression qu’on ne voit qu’aux femmes dont les doigts explorent le derrière de
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