Avec Eux...
peux pas tirer indéfiniment sur ta corde privée. »
Jâai utilisé ma sortie de secours assez souvent, parfois pour retarder lâimminence de réunions qui me faisaient peur ; je sortais juste pour mâacheter un petit pain au chocolat à la boulangerie la plus proche. Parfois, je ne mangeais pas de la journée, et aller me chercher cette viennoiserie, câétait un geste considérable pour moi, un moment dâabstraction de cette pression gigantesque et inhumaine. Lâépisode récurrent du petit pain au chocolat le jour dâun rendez-vous crucial, dâune réunion vitale, câest quelque chose que Nicolas Hulot a raconté à tout le monde, et on lui disait : « Mais comment a-t-elle pu oser sâenfuir par une sortie de secours pour aller chercher des petits pains au chocolat, au moment où tant de personnes importantes lâattendaient pour un truc capital ? »
Mais voilà .
Jâallais me chercher un petit pain au chocolatâ¦
Câest tout ce dont jâavais besoin, dâun petit pain au chocolat. Une modeste viennoiserie qui me faisait jouvenceâ¦
Et tous ces gens importants étaient contraints dâattendre que je remonte à mon bureau, par lâascenseur cette fois, les miettes de ma gourmandise savamment époussetées. De nouveau digne et performante. Telle la reine de la ruche que jâétais supposée incarner sans quâon puisse en deviner les éventuelles failles. On avait des bureaux en open space, jâavais fait installer des divans dans une partie de lâespace, avec des palmiers pour que cela soit agréable, et parfois des gens se sont endormis sur les divans tellement ils mâavaient attendueâ¦
Â
Car si on venait me proposer un projet dont je pressentais quâil ne fallait pas que je le lâche, cela décalait dâautant mes rendez-vous suivants. Câest ainsi que je réalise que lâorganisation nâétait sans doute pas assez structurée autour de moi, parce que cela nâaurait pas dû se passer comme ça. Et puis, il y avait ceux qui venaient de toute façon, comme on vient à lâéglise. Ils venaient consulter lâoracle. Contrairement à ce quâon a pu penser ou écrire ici ou là , jâétais super gentille, super ouverte, super welcoming , donc je disais rarement non aux gens qui me demandaient des rendez-vous. Et je ne voulais jamais rien risquer de perdre, en me disant : « On ne sait jamais. » Le « on ne sait jamais » est un piège, parce que, à partir dâune petite chose que vous allez peut-être pouvoir trouver à développer dans un projet, vous perdez deux heures à écouter une personne qui dissèque tous les aspects inintéressants du projet en question. Mais câest probablement une situation que connaissent tous les gens qui ont cetype de responsabilité. On a tellement peur de louper quelque chose quâon donne des rendez-vous. Et encore des rendez-vousâ¦
Si vous ne réfléchissez quâen termes dâétudes, si vous ne regardez que les plans marketing, vous loupez la nouvelle star, vous passez à côté de lâanimateur qui va devenir indispensable, vous esquivez le nouveau projet qui va mettre tout le monde dâaccord. Moi, je ne voulais rien louper, donc jâétais toujours à lâaffût de ma proie et ouverte aux propositions, même les plus farfelues. Par contre, je ne recevais pas mes rendez-vous toute seule, jâétais toujours entourée de deux ou trois collaborateurs, et je demandais leurs avis. Jâavais un grand bureau dans les tons rose orangé et ocre, en tadelakt comme dans le vieux Rome, avec sa jolie table ronde et son divan. Les murs étaient recouverts de tableaux dâenfants noir et blanc, offerts par lâassociation Handicap International. Ces victimes innocentes de mines antipersonnel survivaient en créant eux-mêmes leurs prothèses. Jâavais besoin de ces images pour me rappeler que tout est dérisoire par rapport à la souffrance et à la capacité de ces enfants à se battre.
Mon bureau était mon havre de paix, mon cocon suspendu dans le temps et dans le ciel, surplombant la Seine que jâappelle « la mer », bien loin de lâunivers aseptisé et froid des entreprises. à lâheure où
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