Barnabé Rudge - Tome II
également
inconnue, pour le restant de ses jours, ou au moins jusqu'à ce
qu'il se fût débarrassé du bras qui lui restait et de ses deux
jambes, peut-être même d'un œil ou de quelque chose comme ça
par-dessus le marché. Le beau de la conversation de M. Willet,
c'était une espèce de pantomime dont il animait chaque intervalle
de silence, et qui faisait dire au Lion noir, son ami intime depuis
longues années, qu'il ne l'avait jamais vu comme ça, et qu'il
dépassait l'attente et l'admiration de ses amis les plus
émerveillés de son esprit.
Le sujet qui occupait toutes les méditations
de M. Willet et qui occasionnait ces démonstrations mimiques,
n'était autre que le changement corporel qu'avait subi son
fils ; il n'avait jamais pu prendre sur lui d'y croire et de
s'en rendre raison. Peu de temps après leur première entrevue, on
s'était aperçu qu'il s'en était allé, d'un air égaré, dans un état
de grande perplexité, tout droit à la cuisine, dirigeant son regard
sur le feu de l'âtre, comme pour consulter son conseiller ordinaire
en matières de doute et dans les cas embarrassants. Seulement,
comme il n'y avait pas de chaudron au Lion noir, et que le sien
avait été si bien arrangé par les insurgés, qu'il était tout à fait
hors de service, il sortit encore d'un air égaré, dans un
effroyable gâchis de confusion morale, et dans son incertitude il
avait recours aux moyens les plus étranges pour dissiper ses
doutes : par exemple, d'aller tâter la manche de Joe, comme
s'il croyait que le bras de son fils était peut-être caché dedans,
ou de regarder ses propres bras et ceux de tous les autres
assistants, comme pour s'assurer que c'était bien deux, et non pas
un, qui étaient le lot ordinaire de chacun, ou de rester assis une
heure de suite dans une méditation profonde, comme s'il essayait de
se remettre en mémoire l'image de Joe quand il était plus jeune, et
de se rappeler si c'était réellement un bras qu'il avait dans ce
temps-là, ou s'il avait bien la paire ; enfin de se donner une
foule d'occupations et d'imaginer une foule de vérifications du
même genre.
Se voyant donc, au souper, entouré de visages
qu'il avait si bien connus dans son vieux temps, M. Willet
reprit son sujet avec une nouvelle vigueur : on voyait qu'il
était décidé à savoir le fin mot aujourd'hui ou jamais. Tantôt,
après avoir mangé deux ou trois bouchées, il déposait sa fourchette
et son couteau, pour regarder fixement son fils de toute sa force,
surtout du côté mutilé. Puis il promenait ses yeux tout autour de
la table, jusqu'à ce qu'il eût rencontré ceux de quelque convive,
et alors il remuait la tête avec une grande solennité, se donnait
une petite tape sur l'épaule, clignait de l'œil, pour ainsi dire,
car un clin d'œil n'était pas chez lui synonyme d'un mouvement
rapide : il y mettait le temps ; il serait plus exact de
dire qu'il se mettait à dormir d'un œil pendant une minute ou deux.
Puis il donnait encore à sa tête une secousse solennelle, reprenait
son couteau et sa fourchette, et se remettait à manger. Tantôt il
portait à sa bouche un morceau d'un air distrait, et, concentrant
sur Joe toutes ses facultés, le regardait, dans un transport de
stupéfaction, couper sa viande d'une seule main, jusqu'à ce qu'il
fut rappelé à lui par des symptômes d'étouffement qui finissaient
par lui rendre sa connaissance. D'autres fois, il imaginait une
foule de petits détours, comme de lui demander le sel, ou le
poivre, ou le vinaigre, ou la moutarde, tout ce qu'il voyait du
côté mutilé, et observait comment son fils faisait pour lui passer
ce qu'il lui avait demandé. À force de répéter ces expériences, il
finit par se donner pleine satisfaction et se convaincre si bien,
qu'après un intervalle de silence plus long que tous les
précédents, il remit sa fourchette et son couteau aux deux côtés de
son assiette, but une bonne gorgée au pot d'étain qu'il avait près
de lui (toujours sans perdre Joe de vue), et se renversant sur le
dos de sa chaise avec un gros soupir, dit en regardant les convives
à la ronde :
« C'est coupé.
– Par saint Georges ! dit de son
côté le Lion noir en frappant sa main contre la table, il a trouvé
ça.
– Oui, monsieur, reprit M. Willet,
de l'air d'un bomme qui sentait qu'il avait bien gagné le
compliment qu'on faisait de sa sagacité, et qu'il le méritait. On
dira ce qu'on voudra ; c'est coupé.
– Racontez-lui donc
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