Barnabé Rudge - Tome II
où ça vous est
arrivé, dit le Lion noir à Joe.
– À la défense de la Savannah, mon
père.
– À la défense de la Savaigne, répéta
M. Willet tout bas, en jetant encore un regard autour de la
table.
– En Amérique, dans le pays qui est en
guerre, dit Joe.
– En Amérique, dans le pays qui est en
guerre, répéta M. Willet. On l'a coupé à la défense de la
Savaigne en Amérique, dans le pays qui est en guerre. » Après
avoir continué de se répéter en lui-même ces paroles à voix basse
(notez que c'était bien la cinquantième fois qu'on lui avait déjà
donné auparavant ce renseignement dans les mêmes termes),
M. Willet se leva de table, tourna autour de Joe, lui tâta sa
manche tout du long, depuis le poignet jusqu'au moignon, lui donna
une poignée de main, alluma sa pipe, en tira une bonne bouffée, se
dirigea vers la porte, se retourna quand il y fut, se frotta l'œil
gauche avec le dos de son index, et dit d'une voix
défaillante : « Mon fils a eu le bras… coupé… à la
défense de la… Savaigne… en Amérique… dans le pays qui est en
guerre. » Là-dessus, il se retira pour ne plus revenir de
toute la nuit.
Au reste, sous un prétexte ou sous un autre,
chacun en fit autant à son tour, excepté Dolly qu'on laissa là
toute seule, assise sur sa chaise. Elle était bien soulagée de se
trouver seule, pour pleurer tout son content, quand elle entendit
au bout du corridor la voix de Joe qui souhaitait bonne nuit à
quelqu'un. Elle l'entendit encore marcher dans le corridor et
passer devant la porte ; seulement sa marche trahissait
quelque hésitation. Il revint sur ses pas… comme le cœur de Dolly
se mit à battre !… et regarda dans la chambre.
« Bonne nuit !… » Il n'ajouta
pas : « Dolly ; » mais c'est égal, elle était
bien aise qu'il n'eût pas dit non plus : « Mademoiselle
Varden.
– Bonne nuit ! sanglota Dolly.
– Je suis bien fâché de vous voir encore
si affectée de choses qui sont maintenant passées pour toujours,
dit Joe avec bonté. Ne pleurez donc pas. Je n'ai pas le courage de
vous voir si triste. Voyons ! n'y pensez plus. Vous voilà
maintenant sauvée et heureuse. »
Dolly n'en pleurait que de plus belle.
« Vous avez dû bien souffrir pendant ce
peu de jours… et pourtant je ne vous trouve point du tout changée,
si ce n'est peut-être en bien. On m'avait dit que vous étiez
changée ; mais moi, je ne vois pas ça. Vous étiez… vous étiez
déjà très jolie, mais vous voilà plus jolie que jamais. C'est vrai
comme je vous le dis. Vous ne pouvez pas m'en vouloir de vous faire
ce compliment ; car enfin, vous le savez bien vous-même, et ce
n'est pas d'aujourd'hui qu'on vous l'a dit, bien sûr. »
La vérité est que Dolly le savait bien, et que
ce n'était pas la première fois qu'elle se l'entendait dire ;
loin de là. Mais il y avait des années qu'elle avait reconnu que le
carrossier n'était qu'un âne bâté ; et, soit qu'elle eût peur
de faire la même découverte chez les autres, ou que, à force
d'entendre, elle se fût blasée en général sur les compliments, il
est sûr et certain que, tout en pleurant bien fort, elle se sentait
plus flattée de celui-là, dans ce moment, qu'elle ne l'avait jamais
été de tout autre auparavant.
« Je bénirai votre nom, dit en sanglotant
la bonne petite fille du serrurier, tant que je vivrai. Je ne
l'entendrai jamais sans me sentir briser le cœur. Je ne l'oublierai
jamais dans mes prières, soir et matin, jusqu'à la fin de mes
jours !
– Vraiment ? fit Joe avec
vivacité : est-ce bien vrai ? cela me rend… vous ne
sauriez croire comme cela me rend heureux et fier de vous entendre
dire de ces choses-là. »
Dolly sanglotait toujours en tenant son
mouchoir devant ses yeux ; et Joe restait toujours là debout,
à la regarder.
« Votre voix, dit-il, me reporte avec
tant de plaisir à mon bon vieux temps, que, pour le moment, il me
semble comme si cette soirée… je peux bien en parler, n'est-ce pas,
maintenant, de cette soirée-là… comme si cette soirée était encore
là, et qu'il ne fût rien arrivé dans l'intervalle. J'ai oublié
toutes les peines que j'ai endurées depuis, et il me semble que
c'est hier que j'ai rossé ce pauvre Tom Cobb, et que je suis venu
vous voir, mon paquet sur l'épaule, avant de décamper… Vous
rappelez-vous ? »
Si elle se rappelait ! mais elle ne dit
mot ; elle leva seulement les yeux un petit instant. Ce ne
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