Barnabé Rudge - Tome II
fut
qu'un coup d'œil, un petit coup d'œil timide et larmoyant, mais qui
fit garder à Joe le silence… bien longtemps.
« Bah ! finit-il par dire
résolument, il fallait que ça arrivât comme c'est arrivé. Je suis
donc allé bien loin me battre tout l'été, et me geler tout l'hiver,
depuis ce temps-là. Me voilà revenu, la bourse aussi vide qu'en
partant, et estropié par-dessus le marché. Mais voyez-vous, Dolly,
c'est égal ; j'aimerais mieux encore avoir perdu l'autre bras…
j'aimerais mieux avoir perdu ma tête… que d'être revenu pour vous
voir morte, et non pas telle que je me figurais toujours vous voir,
telle que je n'ai pas cessé d'espérer et de souhaiter vous
retrouver. Ainsi, au bout du compte, Dieu soit
loué ! »
Ah ! comme la petite coquette d'il y a
cinq ans était devenue sensible depuis ce temps-là ! Elle
avait fini par se trouver un cœur. C'est parce qu'elle n'en
connaissait pas tout le prix, qu'elle avait tant méconnu le prix du
cœur de Joe, mais à présent elle ne l'aurait pas donné pour tout
l'or du monde.
« N'ai-je pas eu autrefois, dit Joe avec
son ton de franchise un peu brusque, l'idée que je pourrais revenir
riche et me marier avec vous ? Mais dans ce temps-là j'étais
un enfant, et il y a longtemps que je ne suis plus si bête. Je sais
bien que je ne suis qu'un pauvre soldat licencié et mutilé, trop
heureux maintenant de traîner son existence comme il pourra.
Pourtant, là ! vrai ! même à présent, je ne peux pas dire
que ça me fera plaisir de vous voir mariée, Dolly ; mais c'est
égal, je suis content… Oui, je le suis, et je suis bien aise de
l'être… en songeant que vous êtes admirée et courtisée, et que vous
pouvez, quand vous voudrez, choisir à votre goût un homme pour vous
rendre heureuse. C'est une consolation pour moi de savoir que vous
parlerez quelquefois de moi à votre mari ; et je ne désespère
pas d'en arriver un jour à l'aimer, à lui donner une bonne poignée
de main, à venir vous voir quelquefois, comme un pauvre ami qui
vous a connue petite fille. Que Dieu vous bénisse ! »
Sa main tremblait ; mais, avec tout ça,
il sut bien la contenir, et quitta Dolly.
Chapitre 31
La nuit de ce vendredi-là, car c'était le
vendredi de la semaine des émeutes qu'Emma et Dolly furent
délivrées, grâce à l'aide empressée de Joe et d'Édouard Chester,
les troubles furent entièrement apaisés ; l'ordre et la
tranquillité furent rétablis dans la ville épouvantée. Mais comme,
en vérité, après ce qui s'était passé, personne ne pouvait dire si
ce calme nouveau durerait longtemps ou si on n'était pas destiné à
voir éclater tout à coup de nouveaux orages qui viendraient remplir
les rues de Londres de sang et de ruines, ceux qui s'étaient
dérobés par la fuite au tumulte récent se tenaient encore à
distance, et bien des familles. qui n'avaient pu jusque-là se
procurer les moyens de fuir, profitaient de ce moment de répit pour
se retirer à la campagne. De Tyburn à Whitechapel, les boutiques
étaient encore fermées, et il ne se faisait guère d'affaires dans
aucun des centres habituels du mouvement commercial. Cependant,
malgré les prédictions sinistres des alarmistes, cette nombreuse
classe de la société qui voit toujours si clair dans les évènements
les plus obscurs, la ville restait dans une tranquillité profonde,
la force armée, composée de troupes considérables, distribuée sur
tous les points les plus dangereux, et postée dans tous les
endroits principaux, tenait en échec les restes dispersés de
l'émeute. On poursuivait avec une vigueur infatigable la recherche
des perturbateurs, et s'il s'en trouvait encore parmi eux d'assez
incorrigibles et d'assez téméraires pour avoir la fantaisie, après
les terribles scènes des derniers jours, de se risquer dans les
rues, ils étaient tellement abattus par ces mesures fermes et
résolues, qu'ils se dépêchaient de retourner s'ensevelir dans leurs
cachettes, ne songeant plus qu'à leur propre salut.
En un mot, l'émeute était en déroute. On avait
tué à coups de fusil plus de deux cents insurgés dans les rues. Il
y en avait en outre deux cent cinquante dans les hôpitaux avec des
blessures graves : là-dessus, peu de jours après, on comptait
soixante-dix ou quatre-vingts morts de plus. Il y en avait une
centaine d'arrêtés, sans compter ceux qu'on arrêtait d'heure en
heure. Quant à ceux qui avaient péri victimes de l'incendie ou
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