Barnabé Rudge - Tome II
partons. »
La petite main, du fond de la voiture, vint en
aide à ce commandement, en repoussant de toutes ses forces la
grosse vilaine tête de Hugh, et en relevant le store, au milieu du
rire bruyant du lieutenant éconduit, qui jurait ses grands dieux
qu'il lui fallait encore un petit coup d'œil dans la voiture, parce
que le dernier l'avait mis en appétit. Cependant, en voyant
l'impatience longtemps contenue de la bande éclater enfin en
murmures ouverts, il renonça à son dessein et s'assit sur
l'avant-train, se contentant de taper de temps en temps au carreau
de devant et d'essayer d'y jeter furtivement un regard.
M. Tappertit, monté sur le marchepied, et suspendu comme un
beau page à la portière, donnait de là ses ordres au postillon,
dans l'attitude du commandement, et d'une voix militaire ; les
autres venaient par derrière ou voltigeaient sur les flancs, comme
ils pouvaient. Il y en avait qui, à l'exemple de Hugh, essayaient
d'apercevoir à la dérobée le visage dont il avait tant vanté la
beauté ; mais ils voyaient bientôt leur indiscrétion réprimée
par un coup de gourdin de M. Tappertit. C'est ainsi qu'ils
poursuivirent leur voyage par des routes détournées et des circuits
nombreux, gardant en résumé un ordre passable et un silence assez
discret, excepté quand ils faisaient une halte pour reprendre
baleine, ou qu'ils se disputaient sur le meilleur chemin à prendre
pour gagner Londres.
Pendant ce temps-là, que faisait Dolly ?…
la belle, la charmante, la séduisante petite Dolly ! Les
cheveux en désordre, sa robe déchirée, ses cils noirs tout humectés
de larmes, son sein palpitant, le visage tantôt pâle de crainte,
tantôt cramoisi de colère et d'indignation, mais après tout, dans
cet état d'excitation, mille fois plus jolie que jamais, elle
faisait tout ce qu'elle pouvait, mais vainement, pour remettre
Mlle Haredale, et lui donner un peu de cette consolation dont
elle aurait eu tant de besoin elle-même. Les soldats allaient
venir, bien sûr. Elles allaient retrouver leur liberté. Il était
impossible qu'on les conduisît à travers les rues de Londres sans
que, en dépit des menaces de leurs ravisseurs, elles appelassent
par leurs cris les passants à leur secours. Si elles choisissaient
pour cela le moment où elles seraient dans les endroits les plus
fréquentés, comment vouliez-vous qu'on ne vînt point les
délivrer ? Voilà ce que disait la pauvre Dolly, ce qu'elle
essayait même de se persuader ; mais tous ses beaux
raisonnements finissaient toujours par un déluge de larmes :
elle pleurait, elle se lamentait, elle se tordait les mains en se
demandant ce qu'on faisait, ce qu'on pensait, ce qu'on souffrait
là-bas, à la Clef d'or ; et elle sanglotait à fendre le
cœur.
Miss Haredale, dont les sentiments étaient
toujours d'une nature moins turbulente que ceux de Dolly, mais plus
profonds, éprouvait de cruelles alarmes ; elle était à peine
remise d'un évanouissement qui lui avait encore laissé la figure
toute pâle ; sa main, dans celle de sa compagne, était froide
comme la glace. Néanmoins, elle lui rappelait qu'après Dieu tout
dépendait de leur prudence ; que si elles se tenaient
tranquilles, pour endormir la vigilance des misérables qui les
tenaient entre leurs mains, elles auraient bien plus de chances de
pouvoir obtenir du secours quand elles seraient arrivées en
ville ; qu'à moins de supposer que la société tout entière fût
bouleversée, on devait déjà s'être mis à leur recherche avec
ardeur, et qu'elle était bien sûre que son oncle ne se donnerait
pas de repos qu'il ne fût parvenu à les découvrir et à les
délivrer. Mais en prononçant ces dernières paroles d'espérance, à
l'idée malheureusement trop vraisemblable, après tout ce qu'elle
venait de voir et de souffrir elle-même, qu'il avait pu succomber
dans un massacre général des catholiques, elle redevint muette de
frayeur ; et, abîmée dans le souvenir des horreurs dont elle
venait d'être témoin, dans la crainte de celles qu'elle pouvait
avoir à subir encore, elle se sentait incapable de rien penser ni
de rien dire ; elle n'osait même laisser un libre cours à sa
douleur : elle était roide, froide et blanche comme un
marbre.
Ah ! que de fois, pendant ce long voyage,
Dolly songea à son ancien amoureux, au pauvre Joe, si bon pour
elle, et si peu digne de ses dédains ! Que de fois elle se
rappela le soir où elle s'était précipitée dans ses
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