Barnabé Rudge
coutumes de
l'Angleterre, c'est la gloire de notre pays. N'est-ce pas, maître
Gashford ?
– Certainement, dit le secrétaire.
– Et dans l'avenir, poursuivit le
bourreau, si nos petits-fils pensent à l'époque de leurs
grands-pères et trouvent tout ça changé, ils diront :
« C'était ça, un temps ! et nous n'avons fait que
dégringoler depuis. » N'est-ce pas qu'ils diront ça, maître
Gashford ?
– Je n'en doute pas, répliqua le
secrétaire.
– Eh bien donc, voyez un peu, dit le
bourreau, si ces papistes s'emparent du pouvoir et qu'ils se
mettent à bouillir et rôtir les gens au lieu de les pendre, que
devient ma besogne ? S'ils touchent à ma besogne, qui fait
partie de tant de lois, que deviennent les lois en général, que
devient la religion, que devient le pays ? Êtes-vous allé
parfois à l'église, maître Gashford ?
– Parfois ? répéta le secrétaire
avec quelque indignation ; sans doute.
– Bien, dit le sacripant, c'est comme
moi : j'y suis allé aussi une ou deux fois, en comptant celle
où j'ai été baptisé… Si bien donc que, lorsqu'on vint me dire qu'on
allait supplier le parlement, et que je pensai au grand nombre des
nouvelles lois de pendaison qu'il faisait à chaque session, je me
suis considéré moi-même comme supplié par la même occasion ;
parce que vous comprenez, maître Gashford, continua-t-il en
reprenant son bâton et l'agitant d'un air de menace, je n'ai pas
envie qu'on vienne toucher à ma besogne protestante, ni rien
changer à cet état de choses protestant, et je ferai tout ce que je
pourrai pour l'empêcher. Je n'ai pas envie que les papistes
viennent se mêler de mes affaires, à moins qu'ils n'aient recours à
moi pour se faire exécuter d'après la loi. Je n'ai pas envie qu'on
fasse ni bouillir, ni rôtir, ni frire ; je veux qu'on se borne
à pendre. Milord peut bien dire que je suis un garçon zélé. Pour
soutenir le grand principe protestant d'avoir des pendaisons à
gogo, à la bonne heure ; je saurai (et il frappa de son bâton
le parquet) brûler, combattre, tuer, faire tout je que vous me
commanderez, si hardi et si diabolique que ce soit, quand je
devrais, en fin de compte, devenir de pendeur pendu. Voilà !
maître Gashford. »
Il avait accompagné, comme de raison, cette
fréquente prostitution du noble mot de protestant aux plus vils
desseins, en vomissant, dans une sorte de frénésie, une vingtaine
au moins des plus terribles jurons ; après quoi il essuya sa
figure échauffée sur sa cravate, et se mit à crier :
« Pas de papisme ! je suis un homme religieux, nom de
Dieu !
Gashford s'était penché en arrière sur sa
chaise, le regardant avec des yeux si creux et si ombragés par ses
épais sourcils, que pour ce qu'en voyait le bourreau, l'autre eût
aussi bien pu être complètement aveugle. Il resta encore un peu de
temps à sourire en silence, puis il dit d'une manière lente et
distincte :
« Je vois décidément que vous êtes un
garçon zélé, Dennis, un précieux sujet, l'homme le plus solide que
je connaisse dans nos rangs ; mais il faut vous calmer, il
faut être pacifique, légal, doux comme un mouton : n'oubliez
pas cela.
– C'est bon, c'est bon, nous verrons,
maître Gashford, nous verrons ; vous n'aurez pas à vous
plaindre de moi, répliqua l'autre en hochant la tête.
– J'y compte bien, dit le secrétaire du
même ton plein de douceur et avec le même accent oratoire. Nous
aurons, à ce que nous pensons, vers le mois prochain ou dans le
mois de mai, quand ce bill en faveur des papistes viendra devant la
Chambre, à rassembler notre corps tout entier pour la première
fois. Milord a l'idée de nous faire faire une procession dans les
rues, simplement pour nous montrer en force et pour accompagner
notre pétition jusqu'à la porte de la chambre des Communes.
– Plus tôt ça se fera, mieux ça vaudra,
dit Dennis avec un autre juron.
– Il nous faudra marcher par
divisions ; notre nombre, sans cela, serait trop
considérable ; et je crois pouvoir me hasarder à dire, reprit
Gashford en affectant de ne pas avoir entendu l'interruption,
quoique je n'aie pas d'instructions directes à ce sujet, que lord
Georges a l'idée que vous feriez un excellent chef pour l'une de
ces bandes ; et je n'en doute pas pour ma part.
– Vous n'avez qu'à essayer, dit le coquin
en clignant de l'œil d'une manière atroce.
– Vous auriez du sang froid, je le sais,
poursuivit le secrétaire
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