Barnabé Rudge
s'amusent-elles à regarder ici-bas
pour voir blesser de bon monde, et ne font-elles que clignoter et
scintiller toute la nuit ?
– Dieu ait pitié du pauvre fou !
murmura le serrurier fort perplexe. Connaîtrait-il en effet ce
gentleman ? La maison de sa mère n'est pas loin. Je ferais
mieux de voir si elle peut me dire qui il est. Barnabé, mon garçon,
aidez-moi à le placer dans la voiture, et nous irons ensemble
jusque chez vous.
– Impossible à moi de le toucher !
cria l'idiot reculant et frissonnant comme avec un spasme
violent ; il est tout en sang.
– Oui, je sais, c'est une répugnance qui
est dans sa nature, marmotta le serrurier. Il y a de la cruauté à
lui demander un pareil service, mais il faut pourtant qu'on m'aide…
Barnabé ! bon Barnabé ! cher Barnabé ! si vous
connaissez ce gentleman. Au nom de sa propre vie, et de la vie de
ceux qui l'aiment, aidez-moi à le lever et à l'étendre là.
– Tenez ! couvrez-le, enveloppez-le
tout à fait. Ne me laissez pas voir ça, sentir ça, en entendre
seulement le mot. Ne prononcez pas le mot. Gardez-vous-en bien.
– Convenu ; n'ayez aucune crainte.
Là, regardez, il est couvert maintenant.
– Doucement. C'est ça, c'est
ça. »
Ils le placèrent dans la voiture avec une
grande facilité, car Barnabé était fort et actif ; mais,
durant tout le temps qu'ils employèrent à cette opération, il
frissonnait de la tête aux pieds, et il éprouvait évidemment une
terreur si pleine d'angoisse, que le serrurier pouvait à peine
supporter le spectacle de ses souffrances.
L'opération accomplie, et le blessé ayant été
recouvert du pardessus de Varden, que celui-ci ôta exprès pour
cela, ils avancèrent d'un bon pas, Barnabé comptant gaiement sur
ses doigts les étoiles, et Gabriel se félicitant en lui-même
d'avoir actuellement à raconter une aventure qui, sans aucun doute,
ferait taire ce soir Mme Varden au sujet du Maypole ; ou
bien il n'y avait donc plus moyen de se fier aux femmes.
Chapitre 4
Passons au vénérable faubourg de Clerkenwell,
car c'était jadis un faubourg ; pénétrons dans cette partie de
ses confins la plus voisine de Charter-House, et dans une de ces
rues fraîches, ombreuses, dont il ne reste plus que quelques
échantillons éparpillés dans ces vieux quartiers de la capitale.
Là, chaque demeure végète tranquillement comme un bon vieux
bourgeois qui, depuis longues années, retiré des affaires, roupille
sur ses infirmités, jusqu'à ce que par la suite du temps il fasse
la culbute pour céder la place à quelque jeune héritier, dont
l'extravagante vanité se pavanera dans les ornements en stuc de sa
maison rajeunie et dans tous les colifichets de l'architecture
moderne. C'est dans ce quartier et dans une rue de ce genre que
nous réclament les faits du présent chapitre.
À l'époque dont il s'agit, quoiqu'elle ne date
que de soixante-dix ans, une très grande partie de Londres
n'existait pas encore. Même les plus effrénés spéculateurs
n'avaient point fait éclore dans leurs cerveaux d'immenses lignes
de rues reliant Highgate avec Whitechapel, ni des rassemblements de
palais sur des marécages desséchés et comblés, ni de petites cités
en rase campagne. Quoique cette partie de la ville fût alors, comme
de nos jours, sillonnée de rues et fort peuplée, sa physionomie
était bien différente. La plupart des maisons avaient des
jardins ; le long du trottoir s'élevaient des arbres ; on
respirait de tout côté une fraîcheur que, par ce temps-ci, on y
chercherait vainement. On avait à sa porte des champs à travers
lesquels serpentaient les eaux de New River, et il se faisait là
dans l'été de joyeuses fenaisons. La nature n'était pas si
éloignée, si reculée qu'elle l'est de nos jours ; et,
quoiqu'il y eût beaucoup d'industries actives dans Clerkenwell, et
des ateliers de bijoutier par vingtaines, c'était un endroit plus
salubre, plus à proximité des fermes, qu'une foule d'habitants du
nouveau Londres ne seraient disposés à le croire, plus à portée
aussi des promenades pour les amoureux, promenades qui se
changèrent en cours dégoûtantes, longtemps avant que les amoureux
de ce siècle eussent été mis au monde, ou, selon la phrase
consacrée, avant qu'on pensât seulement à eux.
Dans l'une de ces rues, la plus propre de
toutes, et du côté de l'ombre (car les bonnes ménagères savent que
le soleil endommage les tentures objet de leurs soins, et elles
aiment
Weitere Kostenlose Bücher