Barnabé Rudge
absence ;
imaginez quelque prétexte ; dites n'importe quoi, sauf ce que
vous avez vu en réalité, et que jamais un mot, un regard entre
nous, ne rappelle cette circonstance. Je me fie à vous. Songez-y,
je me fie à vous. Et jusqu'où va ma confiance en vous, jamais vous
ne pourriez le concevoir. »
Fixant ses yeux sur lui un instant, elle
s'éloigna et le laissa seul dans la chambre.
Gabriel, ne sachant que penser, se tenait
debout, l'œil fixé sur la porte ; son visage était plein
d'étonnement et d'épouvante. Plus il méditait sur ce qui venait de
se passer, moins il pouvait y donner quelque explication favorable.
Trouver cette femme veuve, dont la vie avait été supposée pendant
tant d'années une vie de solitude et de retraite, et qui, par sa
paisible résignation à ses douleurs, avait gagné l'estime et le
respect de tous ceux qui la connaissaient, la trouver liée
mystérieusement avec un homme sinistre, s'alarmant de son
apparition, et pourtant l'aidant à s'échapper, c'était une
découverte qui le peinait autant qu'elle l'effrayait. La pleine
confiance qu'elle venait de montrer dans sa discrétion, et le
consentement tacite qu'il y avait donné, augmentaient la détresse
de son esprit. S'il eût parlé hardiment, s'il eût persisté à la
questionner, s'il l'eût retenue quand elle s'était levée pour
quitter la chambre, s'il eût fait une protestation quelconque, au
lieu de se compromettre lui-même par son silence, comme il sentait
bien s'être compromis, il aurait été plus à son aise.
« Pourquoi lui ai-je laissé dire que
c'était un secret et qu'elle me le confiait ? dit Gabriel en
mettant sa perruque sur un côté de sa tête pour se gratter d'une
manière plus commode, et regardant le feu avec tristesse. Je n'ai
pas plus de présence d'esprit que le vieux John lui-même. Pourquoi
ne lui ai-je pas dit d'un ton ferme : « Vous n'avez pas
le droit d'avoir de pareils secrets, et je vous somme de me dire ce
que cela signifie ? » au lieu de rester bouche béante
devant elle, comme un vieil imbécile que je suis ! Mais c'est
bien là mon faible. Je sais, au besoin, résister obstinément à des
hommes ; mais des femmes peuvent, quand elles le veulent, me
rouler autour de leurs doigts comme le fil de leurs
quenouilles. »
Il ôta tout à fait sa perruque en faisant
cette réflexion, chauffa au feu son mouchoir, et commença de s'en
frotter et polir sa tête chauve, jusqu'à ce qu'elle redevînt
luisante.
« Et cependant, dit le serrurier que
calmait cette douce opération et qui s'arrêta pour sourire, ce
n'est peut-être rien. Quelque braillard d'ivrogne qui s'efforçait
d'entrer dans la maison ; il n'en faudrait pas davantage pour
alarmer une âme aussi tranquille que la sienne. Mais alors (et
cette pensée le tourmentait), comment se fait-il que ce soit cet
homme ? comment se fait-il qu'il ait cette influence-là sur
elle ? comment se fait-il qu'elle l'ait aidé à
m'échapper ? et plus que tout cela, comment se fait-il qu'elle
ne m'ait pas dit que c'était une peur soudaine, et rien de
plus ? » Triste chose que d'avoir en une minute à se
défier d'une personne qu'on connaît depuis si longtemps, et d'une
ancienne bonne amie, par-dessus le marché ; mais le moyen de
ne pas le faire, lorsque tout cela vous frappe l'esprit !…
« Est-ce Barnabé qui arrive là ?
– Oui ! cria-t-il en jetant un
regard dans la chambre et faisant un signe de tête. Sans doute,
c'est Barnabé. Comment l'avez-vous deviné ?
– Par votre ombre, dit le serrurier.
– Hoho ! cria Barnabé en lançant, un
coup d'œil par-dessus son épaule, elle est bon enfant, cette ombre,
de s'attacher à moi, quoique je ne sois qu'un insensé. Quel joyeux
compagnon ! Nous sautons, nous nous promenons, nous courons,
nous gambadons si bien sur l'herbe ensemble ! Quelquefois il
est la moitié aussi haut qu'un clocher d'église, et quelquefois pas
plus grand qu'un nain. Tantôt il va devant, tantôt derrière, et
tout de suite il se dérobe avec adresse ; le voilà par ici, le
voilà par là ; s'arrêtant lorsque je m'arrête, et croyant que
je ne peux pas le voir, quoique j'aie l'œil sur lui, bel et bien.
Ah ! c'est un joyeux compagnon. Dites-moi, est-il insensé
aussi ?… Je crois qu'il l'est.
– Pourquoi ? demanda Gabriel.
– Parce qu'il ne se lasse jamais de se
moquer de moi. Il ne fait que cela tout le long de la journée…
Pourquoi ne venez-vous
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