Barnabé Rudge
couteau, et se faisant les ongles, il
continua :
« Vous avez à me remercier, Ned d'être de
bonne famille : car votre mère, qui était une charmante femme,
et qui m'a laissé presque le cœur brisé (je vous fais grâce des
autres locutions d'usage) lorsqu'elle fut prématurément contrainte
de me quitter pour devenir immortelle, n'avait pas de quoi se
vanter sur le chapitre de la naissance.
– Son père était du moins monsieur un
légiste éminent, dit Édouard
– C’est juste Ned, parfaitement juste. Il
avait une haute position au barreau, un grand nom et une grande
fortune, mais il n'était pas né. J'ai toujours fermé mes yeux et
obstinément résisté à cette considération, mais je crains fort que
le père de votre grand-père maternel n'ait vendu de la charcuterie
et que son commerce n'ait cumulé les pieds de veau et les
saucisses. Il désirait marier sa fille dans une bonne famille. Le
vœu de son cœur fut accompli, Ned. J’étais le cadet d’un cadet,
j’épousai votre mère. Nous avions chacun notre but, qui fut
atteint. Elle entra tout d’un coup dans les cercles les plus
distingués, dans le meilleur monde, et moi j’entrai en possession
d’une fortune qui, je vous l’assure, était très nécessaire à mon
confort, tout à fait indispensable. Maintenant, mon bon garçon,
cette fortune est du nombre des choses qui ont été. Elle est
partie, Ned, il y a déjà… Quel est votre âge ? je l’oublie
toujours.
– Vingt-sept ans, monsieur.
– Auriez-vous vraiment cet âge-là ?
cria son père, en soulevant ses paupières avec une languissante
surprise. Déjà ! Il faut donc vous dire, Ned, que la queue de
cette comète brillante qu'on appelait ma fortune a disparu de
l’horizon il y a environ, autant que je peux me le rappeler,
dix-huit ou dix-neuf ans. Ce fut vers cette époque que je vins
occuper cet appartement (qu'occupa jadis votre grand-père, et que
m'a légué cette personne extrêmement respectable), et c'est alors
que je commençai à vivre d'une pension assez chétive et de ma
réputation passée.
– Vous plaisantez avec moi, monsieur, dit
Édouard
– Pas le moins du monde, je vous
l'assure, répliqua son père avec un grand calme. Ces questions
domestiques sont excessivement arides, et n'admettent pas, je le
dis à mon profond regret, la plaisanterie : ce serait au moins
une consolation. C'est pour cette raison et parce que je n’aime pas
ce qui ressemble à une affaire que je ne peux pas les souffrir. Eh
bien, vous savez le reste. Un fils, Ned, sauf lorsque son âge nous
en fait un compagnon, c'est-à-dire lorsqu'il n'a que vingt-deux ou
vingt-trois ans, n'est pas quelque chose d'agréable à avoir autour
de soi. C'est une gêne pour son père, comme son père est une gêne
pour lui ; ils portent atteinte l'un et l'autre à leur mutuel
bien-être. C'est pourquoi, jusqu'à ces quatre dernières années ou
environ… j'ai une pauvre mémoire en fait de dates, mais vous
rectifierez cela dans votre esprit… vous avez poursuivi vos études
à distance, et amassé une grande variété de talents. Nous avons
passé ici, dans l'occasion, une semaine ou deux ensemble, et nous
ne nous sommes incommodés que comme de si proches parents peuvent
le faire. Enfin vous êtes revenu à la maison. Et je vous dirai avec
candeur, mon cher enfant, que, si vous aviez été un de ces grands
dadais comme j'en vois, je vous eusse exporté au bout du monde.
– Je regrette de tout mon cœur que vous
ne l'ayez pas fait, monsieur, dit Édouard.
– Non, vous ne le regrettez pas, Ned,
répliqua froidement son père. Vous êtes dans l'erreur, je vous
l'assure. J'ai trouvé en vous un beau garçon, qui prévient en sa
faveur, qui a de l'élégance, et je vous ai lancé dans un monde où
je commande encore. En cela, mon cher garçon, j'estime que j'ai
pourvu à votre avenir, et je compte que vous ferez quelque chose
afin de pourvoir en revanche au mien.
– Je ne comprends pas votre pensée,
monsieur, dit Édouard
– Ma pensée, Ned, est facile à saisir…
Encore une mouche dans le pot à crème ! Mais ayez la bonté de
ne pas la poser là comme vous avez fait la première fois :
car, lorsqu'elles marchent avec leurs pattes toutes pleines de
lait, il n'y a rien de plus disgracieux et de plus désagréable… Ma
pensée est que vous devez faire ce que j'ai fait, que vous devez
faire un bon mariage et tirer le meilleur parti possible de
vous-même.
– Un véritable
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