Barnabé Rudge
quartier qui semble y peser encore, même de notre
temps, quoiqu'il soit aujourd'hui plus bruyant et plus agité qu’il
n'était jadis.
Londres offre certainement des quartiers moins
propices que le Temple pour se chauffer au soleil, ou se reposer
oisivement à l'ombre, par une journée de chaleur étouffante. Il y a
encore dans ses cours quelque chose d'assoupissant, et une
monotonie rêveuse dans ses arbres et ses jardins, ceux qui
traversent ses petites rues et ses squares peuvent encore entendre
l'écho de leurs pas sur les pierres sonores et lire à ses portes,
en y passant du tumulte du Strand et de Fleet-Street :
« Quiconque entre ici laisse tout bruit derrière soi. »
Il y a encore le clapotement de l’eau qui tombe dans la belle cour
des Fontaines, il y a encore des réduits et des coins où les
étudiants obsédés par les créanciers peuvent regarder, du haut de
leurs poudreux galetas, un mobile rayon de soleil qui marquette
l'ombre des grands bâtiments, et qui ne reflète que par hasard la
forme d'un étranger égaré par là. Il y a encore, dans le Temple,
quelque chose de l’atmosphère cléricale et monacale que les bureaux
publics de la Justice n'ont pas troublé, et que même les agences
officielles de jurisprudence n'ont pas pu faire disparaître. Dans
l’été, ses pompes fournissent des jets plus frais, plus
étincelants, plus profonds que les autres puits, aux flâneurs
altérés, en suivant la trace de l'eau que les cruches pleines
répandent sur le sol brûlant, ils aspirent la fraîcheur, jettent en
soupirant de tristes regards vers la Tamise, et pensent aux bains,
aux bateaux, aux excursions aquatiques, avec un morne
désespoir.
C'était dans une chambre de Paper Buildings,
rangée de belles demeures qu'ombragent par devant de vieux arbres,
et qui ont vue par derrière sur les jardins du Temple, que se
dorlotait notre homme à son aise, tantôt reprenant le journal qu'il
avait déposé cent fois, tantôt s'amusant avec les bribes de son
repas tantôt tirant son cure-dent d'or et regardant à loisir autour
de la chambre, ou bien par la fenêtre, dans les allées bien
peignées des jardins, où un petit nombre de gens inoccupés étaient
déjà, quoiqu'il fût de bonne heure, à se promener de côté et
d’autre. Ici, une paire d'amants se trouvaient à un rendez-vous
pour se quereller et se raccommoder après ; là, une bonne
d'enfant aux yeux noirs faisait plus d'attention aux étudiants en
droit qu'à son marmot ; de ce côté, une vieille fille, tenant
un bichon en laisse, jetait sur cette double énormité d'obliques
regards de dédain ; de l'autre côté, un vieux monsieur, grêle
et chétif, lorgnait la bonne d'enfant et jetait sur la vieille
fille des regards aussi dédaigneux que les siens, et s'étonnait que
la malheureuse ne sût pas qu'elle n'était plus jeune. Loin de tous
ces gens-là, sur le bord du fleuve, deux ou trois couples de gens
d'affaires marchaient de long en large, livrés à une conversation
sérieuse ; un jeune homme assis sur un banc, et seul, avait
l'air tout pensif.
« Ned est prodigieusement patient !
dit M. Chester en lançant un coup d'œil à ce dernier, tandis
qu'il remettait sa tasse à thé sur la table et pliait son cure-dent
d'or… immensément patient ! Il était assis là-bas quand j'ai
commencé à m'habiller, et c'est à peine s'il a changé d'attitude
depuis. Le drôle de garçon ! »
Comme il parlait, l'autre se leva et vint dans
sa direction d'un pas rapide.
« Vraiment on croirait qu'il m'a entendu,
dit le père en reprenant son journal avec un bâillement. Cher
Ned ! »
Aussitôt la porte de la chambre s'ouvrit, et
le jeune homme entra ; son père lui dit un petit bonjour de la
main, et sourit.
« Avez-vous assez de loisir pour un court
entretien, monsieur ? dit Édouard
– Assurément, Ned ; j'ai toujours du
loisir ; vous connaissez mon tempérament. Avez-vous
déjeuné ?
– Il y a trois heures.
– Quel gaillard matinal ! cria son
père en le contemplant de derrière son cure-dent avec un
languissant sourire.
– La vérité est, dit Édouard en avançant
une chaise et s'asseyant près de la table, que j'ai mal dormi cette
nuit et que j'étais bien aise de me lever de bonne heure. La cause
de mon malaise ne vous est sans doute pas connue, monsieur, et
c'est là-dessus que je désire vous parler.
– Mon cher garçon, répliqua son père,
ayez confiance en moi, je vous en prie. Mais vous
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