Barnabé Rudge
vous
devriez jamais songer à une union avec une catholique… à moins
qu'elle ne fût prodigieusement riche ? vous qui devez être un
si bon protestant, puisque vous sortez d'une si bonne famille
protestante ! Soyons moraux, Ned, ou nous ne sommes rien.
Quand même on écarterait cette objection, ce qui est impossible,
nous arrivons à une autre qui est tout à fait décisive. La simple
idée d'épouser une jeune fille dont le père a été assassiné, haché
comme chair à pâté ! bon Dieu, Ned, y a-t-il une idée plus
désagréable ? Réfléchissez à l'impossibilité d'avoir quelque
respect pour votre beau-père dans des circonstances si
déplaisantes ; pensez que. ayant été l'objet de l'examen des
jurés, de l'autopsie des coroners, il ne peut avoir en conséquence
qu'une position très équivoque au sein de sa famille. Cela me
semble quelque chose de si contraire à la délicatesse des idées,
que, dans ma conviction, l'État aurait dû mettre à mort la jeune
fille, pour prévenir les suites. Mais je vous ennuie
peut-être ; vous préféreriez être seul ? Je vous
laisserai seul, mon cher Ned, très volontiers. Dieu vous
bénisse ! Je vais sortir tout à l'heure, mais nous nous
retrouverons ce soir, ou sinon ce soir, certainement demain. Ayez
soin de vous d'ici là, pour l'amour de vous et pour l'amour de moi.
Vous êtes une personne dont la santé est d'un grand intérêt pour
moi, Ned, d'une importance énorme, en vérité. Dieu vous
bénisse ! »
Cela dit, le père, qui avait arrangé sa
cravate devant la glace pendant qu'il parlait avec une négligence
décousue, quitta l'appartement en fredonnant un air. Le fils, qui
avait paru plongé dans ses pensées au point de ne pas entendre ni
comprendre ce que son père disait, resta tout à fait immobile et
silencieux. Au bout d'une demi-heure ou environ, Chester père, dans
une fraîche toilette, sortit. Chester fils resta toujours assis et
immobile, sa tête appuyée sur ses mains ; il semblait être
devenu stupide.
Chapitre 16
Une série de peintures représentant les rues
de Londres la nuit, à la date comparativement récente de cette
histoire, offrirait aux yeux quelque chose d'un caractère si
différent de la réalité dont nous sommes aujourd'hui les témoins,
qu'il serait difficile pour le spectateur de reconnaître ses plus
familières promenades à la distance d'un demi-siècle ou à peu
près.
Elles étaient, depuis la première jusqu'à la
dernière, depuis la plus large et la plus belle jusqu’à la plus
étroite et la moins fréquentée, fort ténébreuses. Les réverbères à
mèche de coton imbibée d’huile, quoique régulièrement visités deux
ou trois fois durant les longues nuits d'hiver, ne brûlaient qu’à
peine dans les meilleurs cas, et à une heure avancée, lorsqu’ils
n’avaient plus l’assistance des lampes et des chandelles des
boutiques, ils ne projetaient sur le trottoir qu’une traînée de
lumière douteuse, laissant les portes en saillie et les façades des
maisons dans la plus profonde obscurité. Une foule de cours et de
ruelles étaient totalement abandonnées aux ténèbres. Les voies
publiques d'un ordre inférieur où une faible lumière clignotait
pour une vingtaine de maisons, passaient pour être très favorisées.
Même dans ces quartiers, les habitants avaient souvent de bons
motifs pour éteindre leur réverbère aussitôt qu’on l'allumait, et
la surveillance étant impuissante à les empêcher de le faire, ils
ne se gênaient pas pour recommencer selon leur bon plaisir. Ainsi,
dans les passages les mieux éclairés, il y avait à chaque tournant,
quelque place obscure et dangereuse où un voleur pouvait se sauver
et se cacher et où peu de gens se souciaient de le suivre, et la
cité était alors séparée des faubourgs, qui l’ont rejointe depuis
par une ceinture de champs, d’allées vertes de terres incultes, de
routes solitaires, qui permettaient au malfaiteur, même quand la
poursuite était vive, de s’échapper aisément.
Il ne faut pas s’étonner qu’à la faveur de ces
circonstances en pleine et incessante activité, des vols dans les
rues, vols souvent accompagnés de cruelles blessures, et maintes
fois de mort d'homme, eussent lieu nuitamment au cœur même de
Londres, ni que les gens paisibles éprouvassent une grande frayeur
à traverser ses rues quand les boutiques étaient fermées. Pour ceux
qui rentraient seuls chez eux à minuit, c’était une habitude
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