Barnabé Rudge
nous que vous êtes vendu
au diable, et que sais-je encore ?
– Est-ce que nous ne le sommes pas tous
ici ? répliqua l’inconnu en redressant la tête. Si nous étions
moins nombreux, peut-être nous donnerait-il un meilleur prix.
– Ma foi ! ça ne vous profite pas
beaucoup, en effet, dit le loustic, lorsque l'inconnu laissa voir
sa sauvage figure toute crasseuse et ses vêtements en lambeaux.
Qu'est-ce que ça veut dire ? Allons ! gai, gai, mon
maître ! un couplet de chansonnette à nous faire rire aux
éclats !
– Si vous voulez entendre chanter, vous
n'avez qu'à chanter vous-même, répliqua l'autre en l'écartant avec
rudesse ; mais ne me touchez pas, pour peu que vous ayez de
prudence. Je porte des armes qui partent aisément ; elles
l'ont déjà fait avant cette heure-ci, et des étrangers qui n’en
savent pas le truc s'exposent en mettant la main sur moi.
– Est-ce une menace ? dit le
questionneur.
– Oui, » répliqua l’inconnu en se
levant, se tournant vers lui, et regardant à la ronde avec un air
farouche, comme dans l’appréhension d'une attaque générale.
Sa voix, son regard, son attitude, exprimant
la scélératesse qui ne calcule rien et qui est capable de tout,
domptèrent l'assistance par le dégoût autant que par la crainte.
Quoique dans une sphère très différente, c’était encore l'effet
déjà produit au Maypole.
« Je suis ce que vous êtes tous, et je
vis comme vous vivez tous, dit l'inconnu d’un ton sévère après un
court silence. Je me cache ici comme les autres, et, si nous étions
surpris, je jouerais peut-être mon rôle avec les meilleurs d'entre
vous. Si mon humeur est qu’on me laisse tranquille, laissez-moi
tranquille, ou bien, et il fit alors un terrible jurement, il y
aura quelque mauvais coup de fait dans ce lieu quoique vous soyez
plus de vingt contre moi. »
Un sourd murmure, qui tenait peut-être à la
terreur qu’inspirait l’homme et au mystère qui l’environnait
peut-être aussi à la sincère opinion de quelques-uns des
spectateurs, que ce serait un fâcheux précédent de se mêler d'une
façon trop curieuse des affaires personnelles d'un gentleman quand
il juge à propos de les celer, avertit l’auteur de la querelle
qu’il n’avait rien de mieux à faire que de ne pas la mener plus
loin. Peu de temps après, l’inconnu se coucha sur un banc pour
dormir, et, lorsqu’on se remit à penser à lui, il avait
disparu.
Le lendemain soir, aussitôt que fut venue
l’obscurité, il circula de nouveau et traversa les rues, il alla
devant la maison du serrurier plus d’une fois mais la famille était
absente et tout était fermé. Ce soir-là, par le pont de Londres, il
arriva dans Southwark. Comme il enfilait une rue longue, une femme
avec un petit panier au bras tournait pour y entrer à l’autre bout.
Dès qu’il la vit, il se cacha sous une espèce de voûte, et se tint
à l’écart jusqu’à ce qu’elle fût passée ; alors il sortit de
sa cachette et la suivit.
Elle entra dans différentes boutiques pour y
acheter diverses provisions de ménage, et, autour de chaque endroit
où elle s'arrêta, il voltigea comme son mauvais génie, la suivant
chaque fois qu'elle reparaissait. Il était près de neuf heures, et
les rues se dégarnissaient vite de passants, lorsqu'elle retourna
sur ses pas, sans doute pour aller au logis. Le fantôme la suivit
encore.
Elle reprit la même rue borgne où il l'avait
aperçue la première fois ; cette rue, n'ayant pas de boutiques
et étant étroite, se trouvait extrêmement sombre. La pauvre femme y
doubla le pas, comme si elle eût craint d'être arrêtée et
dépouillée de ce qu'elle avait sur elle, quoiqu'elle n'eût pas
grand'chose. Il rampa le long de l'autre côté. Eût-elle été douée
de la vitesse du vent, il semblait que l'ombre terrible de cet
homme l'eût suivie à la trace et réduite aux abois.
Enfin la veuve, car c'était elle, atteignit sa
propre porte, et, toute haletante, elle fit une pose pour prendre
la clef dans son panier. La joue en feu, par suite de sa marche
précipitée, et peut-être aussi de sa joie d'être arrivée saine et
sauve au logis, elle se baissa pour tirer la clef, lorsque, en
relevant la tête, elle le vit qui se tenait silencieusement auprès
d'elle : l'apparition d'un rêve.
Il lui mit la main sur la bouche, mais c'était
inutile, car sa langue, s'attachant à son palais, ne lui laissait
nul moyen de crier.
« Voilà plusieurs
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