Barnabé Rudge
encore d'une voix sépulcrale :
« Polly, mettez la bouill… » comme quelqu'un de très
assoupi, et plutôt comme un homme ivre que comme un corbeau
méditatif.
La veuve, respirant à peine de peur de les
réveiller, se leva de son siège. L'homme se coula hors du cabinet
et éteignit la chandelle.
« …Oire au feu ! cria Grip, frappé
d'une idée subite, et très excité ; …oire au feu !
Hourra ! Polly, mettez la bouilloire au feu, nous prendrons
tous du thé. Polly, mettez la bouilloire au feu, nous prendrons
tous du thé. Hourra ! hourra ! hourra ! Je suis un
démon, je suis un démon, je suis… La bouilloire ! Allons,
courage. N'aie pas peur. Coa, coa, coa ! Je suis un démon, je
suis… La bouilloire… Je suis… Polly, mettez la bouilloire au feu,
nous prendrons tous du thé. »
Ils restèrent enracinés au sol, comme si c'eût
été une voix sortant d'un tombeau.
Mais ceci même ne put pas réveiller le
dormeur. Il se retourna du côté du feu, son bras tomba sur le sol,
et sa tête s'abattit lourdement sur son bras. La veuve et son
affreux visiteur regardèrent Barnabé un moment et se regardèrent
l'un l'autre, puis elle lui montra la porte.
« Un instant, dit-il tout bas. Vous
instruisez bien votre fils !
– Je ne lui ai rien enseigné de ce que
vous avez entendu ce soir. Partez à l'instant, ou je vais le
réveiller.
– Libre à vous de le faire. Voulez-vous
que je le réveille !
– Vous n'oserez pas.
– J'oserai faire n'importe quoi, je vous
l'ai dit. Il me connaît bien, ce me semble. Au moins je veux aussi
le connaître.
– Voudriez-vous le tuer dans son
sommeil ? cria la veuve en se jetant entre eux.
– Femme, répliqua-t-il en desserrant à
peine les dents, comme il lui faisait signe de s'écarter, je désire
le voir de plus près, je le veux. Si vous tenez à ce que l'un de
nous tue l'autre, réveillez-le. »
Cela dit, il avança, et, se penchant sur le
corps étendu, il tourna doucement la tête en arrière et regarda en
face la figure. La lueur du foyer donnait en plein sur elle, et
chaque trait s'y révélait d'une manière distincte. Il contempla
cette figure un moment, puis, se redressant avec
précipitation :
« Rappelez-vous bien ceci, chuchota-t-il
à l'oreille de la veuve. Par lui, dont l'existence a été ignorée de
moi jusqu'à ce soir, je vous tiens en ma puissance. Prenez garde à
vos procédés envers moi. Prenez-y garde. Je suis dénué de tout, je
meurs de faim, j'erre incessamment sur la terre. Je puis tirer de
vous une sûre et lente vengeance.
– Il y a dans vos paroles quelque sens
horrible que je ne saurais approfondir.
– Le sens en est clair, et je vois que
vous l'approfondissez autant qu'il faut. Voilà bien des années que
vous pressentiez cela ; vous me l'avez presque dit. Je vous
laisse réfléchir là-dessus. N'oubliez pas mon
avertissement. »
Il lui montra du doigt, comme il la quittait,
Barnabé endormi, et, se retirant à la dérobée, il gagna la rue.
Elle tomba à genoux auprès du dormeur, et y resta semblable à une
femme pétrifiée, jusqu'à ce que les larmes, gelées si longtemps par
la frayeur, vinssent lui procurer un tendre soulagement.
« Ô toi ! cria-t-elle, qui m'as
enseigné un si profond amour pour cet unique reste des promesses
d'une vie heureuse, pour ce fils dont l'affliction même est pour
moi la source de mon unique consolation, quand je vois en lui un
enfant plein de confiance en moi, plein d'amour pour moi, sans
devenir jamais ni vieux ni froid de cœur ; condamné, dans la
force de l'âge viril, comme lorsqu'il était en son berceau, à avoir
besoin de ma sollicitude maternelle et de mon dévouement, daigne le
protéger durant sa marche obscure au travers de ce triste monde, ou
c'en est fait de lui, et mon pauvre cœur est
brisé ! »
Chapitre 18
Glissant le long des rues silencieuses et
choisissant, pour y diriger sa course, les plus sombres et les plus
tristes, l'homme qui avait quitté la maison de la veuve traversa le
pont de Londres, et, une fois dans la Cité, plongea au sein des
places écartées, des ruelles et des cours, entre Cornhill et
Smithfield ; il n'avait pas d’autre but que de se perdre parmi
leurs détours, et de déjouer toute poursuite, si quelqu'un
s'attachait à ses pas.
C'était au plus fort de la nuit, et tout était
tranquille. De temps en temps les pas d'un watchman assoupi
résonnaient sur le trottoir, ou l'allumeur de réverbères, dans
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