Bataillon de marche
un homme pouvait s’agripper. Ce fut l’affaire d’un instant, puis les blessés se rendirent compte qu’on les abandonnait. Un cri d’effroi et de rage monta du bois.
– Camarades, ne nous abandonnez pas 1 Emmenez-nous !
Beaucoup d’entre eux, s’appuyant l’un sur l’autre, se traînaient vers les chars ; quelques-uns se saisirent des crochets et se laissèrent emporter, mais ils durent bientôt lâcher. Trois SS se jetèrent devant les véhicules pour les forcer à s’arrêter, ils furent écrasés. Ici, pas de pitié. C’est la guerre.
– Emmenez-nous ! Camarades, au secours !
Mais personne ne peut porter aucun secours. Chaque char est noir de monde. Tout ce qui essaie de s’y accrocher est repoussé à coups de pied. Un nuage de poussière. C’est le dernier adieu à des milliers de blessés. Le remerciement de la patrie. Heil Hitler !
Et c’est une course contre la montre. De deux côtés, les chars russes s’avancent pour nous couper la retraite.
Puis ça commence. De longues comètes pleuvent sur la colonne. Les orgues de Staline ! C’est une colossale voûte de feu qui nous abreuve d’acier. Cette fois est-ce la fin ? Ça ne peut être que la fin. Cette valse de feu, il faut l’avoir vécue pour savoir ce que c’est, mais la première paralysie passée, on repart à la vitesse de l’éclair. Ne sommes-nous pas des vétérans ? Tout mouvement devient automatique.
Silence tout à coup.
– Jabos (avions d’assaut russes, analogues aux Stukas allemands) ! crie quelqu’un qui court à toutes jambes vers un quelconque abri.
– Jabos !
Nous les voyons comme la foudre. Ils sortent des nuages en hurlant, en plein sur nous. Les étoiles rouges de leurs ailes nous fascinent. Alte se rue sur la coupole et la visse. Une seconde plus tard, le 62 tonnes est soulevé de terre, comme empoigné par une main de Titan.
Une bombe a explosé juste sous la tourelle. Les appareils d’observation en miettes nous giflent à la figure. Assommés contre le fond du véhicule, nous recevons l’optique sur la tête, les conduites électriques se déroulent comme des serpents, le canon est arraché, et ce n’est que grâce à sa rapidité inouïe que le Vieux n’a pas les jambes écrasées. Des projectiles de canons automatiques heurtent le blindage comme des marteaux, des geysers frappent le ciel : bombes, terre, pierres, acier tournoient dans les airs.
Tous moteurs hurlant, les Jabos reviennent par l’arrière ; les fantassins se sont volatilisés dans tous les azimuts. Dans le char, la vapeur de salpêtre brûle les yeux et la gorge. On a envie de crier, de crier, de cogner sa tête contre le mur d’acier, d’ouvrir ce tombeau et de sauter dans l’océan des bombes. Tout, mais ne pas mourir asphyxié.
Tout à coup, c’est fini. Les Jabos ont disparu. Aucun de nous n’est capable de dire si la peur mortelle a duré des secondes, des minutes ou des heures. Les mains tremblent, les nerfs sont écorchés vifs, la mort nous prend à la nuque. Est-ce possible que nous existions encore ?
Longtemps, longtemps, personne ne dit rien. Un silence invraisemblable descend sur l’enfer. Les cœurs envoient à grands coups de pompe le sang dans les artères, et il coule d’une plaie ouverte sur le visage de Porta ; la main de Petit-Frère est déchirée, mais aucun d’eux ne s’en aperçoit. Pétrifiés, ils restent là, des yeux grands ouverts, sans rien voir…
De nos têtes, de nos épaules, nous repoussons les écoutilles et nous nous élançons au-dehors. A grandes lampées, l’air frais revient dans nos poumons, et nous nous laissons aller contre le char, épuisés.
Barcelona Blom arrive en titubant, suivi de son équipage, mais le lieutenant Ohlsen, blessé au cou, est seul survivant de son char. Alte de panse, pendant que l’un après l’autre surgissent les rescapés des Tigres.
Le nôtre est une épave : les chenilles sont fendues en plusieurs endroits, les rouleaux arrachés, le capot troué, les réservoirs crevés aussi et l’essence goutte sur le sol ; le canon est en spirale.
Porta secoua la tête et eut un geste d’impuissance :
– Jamais plus ce ne sera un char.
Ce qui restait du régiment de chars rentra en Allemagne. Nous avions bien besoin de repos.
Notre compagnie devint compagnie de garde à la prison militaire de Torgau. Cette prison ne comportait que deux portes de sortie : l’une menait au poteau d’exécution dans la cour de l’autre
Weitere Kostenlose Bücher